Chapitre 16

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« Tu en penses quoi ? lance Oriane.

Elle vient de se faire tatouer, sans doute pour imiter son compagnon et les symboles plein de mystère gravés sur sa peau. De sa joue droite jusqu'à son cou se dessine désormais un serpent dévorant un angelot. Ikare sourit en effleurant du bout des doigts l'encre :

— C'est moi, l'angelot ?

— Exact, sourit-elle, pleine de facétie diabolique.

Seulement quelques jours se sont écoulés depuis la fête au Roi de Pique, mais la métamorphose effectuée chez Oriane est déjà criante : sa garde-robe est passée de la doctrine "élégant mais confortable" à celle du "voyons voir si ça fait bander Ikare, ça". Autrement dit, les blazers et les chemisiers ont laissé place à des tenues légères et colorées à l'excès digne du Roi de Pique.

Quant à tout ce qui pourrait rappeler l'ancienne vie de la trentenaire, les démarches sont en cours pour l'en libérer : vente de l'appartement, démission de Paria ! , changement de numéro de téléphone et d'adresse mail. Tout ceci prendra du temps, certes, mais c'est déjà cela d'acquis sur la conscience.

— Et je peux savoir qui est le serpent qui me mange?

Elle part dans un rire presque sadique.

— L'amour, quelle question ! »

Le jeune homme n'a pas le temps de répliquer, de lui dire combien elle a raison, car on les interrompt. La porte s'ouvre soudain sur un petit homme sec, au visage ridé, dont la coiffure évoque celle d'Albert Einstein. Oriane sursaute : comment a-t-il pu rentrer, celui-là?

« Ikare, je peux te parler deux secondes ? » déclare l'inconnu d'un air ennuyé.

Allant de surprise en surprise, la jeune femme voit son amant obéir et suivre le nouveau venu, docile comme un agneau. Qui est cet homme pour pouvoir ainsi dompter le survolté Angelot ? Quand la porte se referme, la laissant seule dans sa chambre de fortune, elle n'en revient toujours pas.

***

Isaac Protegat est aux yeux d'Ikare l'équivalent d'un père. C'est lui qui lui a ouvert la porte, lui a tendu la main le premier. Le névrosé cherchait alors à rejoindre le "droit chemin", épuisé de son train de vie et désespéré de sa condition. Mais il était dangereux, tout le monde le savait, aussi nul n'accepta de lui offrir un toit. Personne ne croyait à la rédemption du petit dealer, pas même ses employeurs qui l'avaient laissé en partir avec la certitude de le voir replonger bientôt. Oh oui, vraiment, personne n'y croyait... Personne à part Isaac Protegat. Quel dommage qu'il se soit trompé.

En échange d'un loyer dérisoire, il le logeait dans une petite chambre modeste. Il lui a obtenu divers petits boulots et l'a encouragé à voir le docteur Denn. Docteur que, par la suite, Ikare allait faire tourner en bourrique autant que fasciner. Ainsi s'était installé, entre les consultations et le travail, un semblant de banalité, de sérénité. Plus de sang sur les mains. Les démons se taisaient.

Cependant, depuis sa liaison avec Oriane, ce fragile équilibre s'est brisé : le drogué a rechuté, est retourné auprès de ses anciens compagnons de beuverie, a retrouvé le terrible goût du blasphème. Et toutes les résolutions prises soudain avaient été bafouées, les unes après les autres.

« Ikare, je vois bien ce qui se passe, déclare Isaac Protegat en l'amenant dans le couloir sale qui sépare les chambres les unes des autres. Tu as totalement détourné les yeux de ton objectif et... Je ne peux plus t'héberger dans ces conditions.

Le jeune homme n'a le courage de regarder son protecteur dans les yeux, de peur de sentir son jugement sur lui. Il sait tout ce qu'il doit à cet homme, et le voir à présent si déçu, si navré, lui est insupportable. Mais en même temps, une petite voix ne cesse de le narguer : Tu le laisses te faire la leçon?  Cette voix-là, celle qu'Oriane a réveillé en lui, il la fait taire pour une fois. Il ne peut pas se laisser aller à ce genre de choses. Pas à un moment comme celui-là.

Tous deux soupirent. En désignant la porte derrière eux, le vieil homme reprend:

— C'est cette femme, hein..?

— Elle m'a rendu aussi fou que je l'ai rendue folle.

Le propriétaire le dévisage avec une profonde compassion et souffle :

— Dieu seul sait jusqu'où peut mener la passion...

Il pose sa main sur l'épaule de celui qu'il a tant apprécié.

— Adieu mon pauvre enfant. Que Yahvé vous vienne en aide à tous les deux. »

Ikare ferme les yeux, conscient que tout ce qu'il croyait vaincu reprend soudain le dessus.

***

En arrivant, l'amant d'Oriane annonce d'une voix grave:

« On déménage.

— Quoi ? Pourquoi ? C'était qui, le type qui est venu te voir ?

— Celui qui me logeait.

Elle réalise le déchirement que ressent le jeune homme.

— Je suis désolée...

Sourire bien trop mince. Sourire bien trop faux.

— Ce... Ce n'est pas grave. Je travaille pour Cthul, désormais. Il nous dégotera un petit studio sans problème.

Elle l'enlace avec tendresse. Hélas, cette fois, ses caresses ne parviennent à enivrer tout à fait l'être pour qui elle aussi, elle a tout quitté.

Comprenant que ses efforts pour le réconforter sont vains, elle s'éloigne de lui et se décide à poser la question qui la hante depuis quelques temps :

— Mais... Ikare, je sais que ce n'est peut-être pas le bon moment pour te le demander mais... Qui est Cthul ? Qui il est vraiment, je veux dire.

— Nous y sommes, soupire-t-il amèrement, le visage encore plus sombre, avant de poursuivre sans assurance : Écoute Oriane, il faut que... je voulais te le dire plus tôt, tu sais...

D'une pression de la main de la jeune femme dans la sienne, elle l'encourage à parler, les yeux habités maintenant d'un profond sérieux. La voix du blond n'est qu'un lointain murmure lorsqu'il avoue :

— ...mais je n'en ai pas eu le courage.

Le voir ainsi est un spectacle à briser le coeur. Luttant visiblement contre une armée d'émotions contradictoires, il ferme les yeux pour trouver la force de lâcher cette bombe qui lui pèse et menace d'exploser en lui s'il ne la largue pas.

Oriane aimerait dire qu'elle ignore totalement où il veut en venir : mais ce serait mentir car, même si elle tente de se détourner d'une telle évidence, au fond d'elle, elle sait, ou du moins, elle s'en doute.

Au moment où Ikare rouvre les yeux, son visage parait durci, fort d'une détermination certes frêle, mais déjà plus présente. Lourdement il confesse :

— Cette organisation dont tout le monde a peur, j'en fais partie. Ou plutôt, j'en ai fait partie et je viens d'y retourner...

Il plante son regard dans celui de sa compagne :

— Je suis un bourreau, Oriane. Un instable, un déluré, un empoisonneur, un tortionnaire, un éventreur... Tu vois les corps démembrés dans les coins des rues ? Il y a un an, c'en était moi. Et je vais le redevenir...

Chose étrange : pareil discours l'anime maintenant d'une certaine... joie ? et le rictus carnassier qui déforme ses lèvres pourrait être appelé sourire.

— Cthul est à la tête de tout cet empire, et, comme tu peux le deviner maintenant, le Roi de Pique est en quelque sorte...

— ... votre quatrier général, comprend Oriane, coeur battant.

A présent il rit presque :

— En effet ! Qu'en penses-tu ?

Passer si vite d'un état à un autre, d'un silence douloureux à un enthousiasme morbide, n'est pas normal. Mais qu'est-ce qui peut encore être qualifié de normal, au point où en sont ces deux-là ? La folie étant une maladie transmissible, l'euphorie du premier gagne la seconde : voilà pourquoi, pleine d'allégresse cannibale, Oriane, au lieu de trembler comme le ferait une personne sensée, saute dans les bras de son amant et lui souffle :

— Je te suivrais jusqu'en Enfer, mon beau ! »

Pauvre de toi : tu y es déjà.

Mauvais RêvesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant