Chapitre 17

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D'une humeur bien plus sombre et silencieuse qu'à l'accoutumée, Alix broie du noir sous le regard anxieux de Fanny qui ne cesse d'aller et venir entre le salon et la cuisine. La cadette fait vraiment peine à voir ainsi, elle d'habitude si éclatante et sûre d'elle, à présent toute frêle et renfermée sur elle comme une vieille coquille pourrissante...

Ce soir-là, Fanny l'a retrouvée devant sa porte, occupée à tambouriner contre celle-ci en réprimant ses larmes. Ses yeux rougis, implorants, se sont levés vers son aînée et, en un gémissement, elle a dit :

« Oriane a disparu.

— Mon Dieu, mais qu'est-ce que tu fais dans un état pareil ? Rentre donc, rentre ! Ma pauvre chérie... Mets-toi dans le salon pendant que je te fais du thé. Saïd rentre bientôt, d'accord ? Vous en parlerez ensemble. Lui il saura quoi faire. »

Après avoir parlé, elle l'a prise un instant dans ses bras en lui murmurant quelques paroles de réconfort. Puis elle l'a emmenée dans le salon, installée dans le fauteuil le plus moelleux et, une fois assurée que son invitée inopinée était à peu près calmée, elle est partie lui préparer une tasse brûlante d'infusion.

Maintenant Alix se trouve toujours là, enfoncée dans le fauteuil, muette, immobile, l'air perdue à en briser le coeur.

La vieille pendule indique sept heures et demie du soir : Saïd ne va certainement pas tarder à arriver. Alors pour le moment, il n'y a rien d'autre à faire qu'attendre, attendre dans cette ambiance anxiogène et lugubre, attendre la bouée de secours en évitant de se noyer avant.

Oriane a disparu : même si Fanny ne l'a jamais rencontrée en personne, elle sait à quel point cette jeune femme compte pour Alix, au-delà de l'imaginable. Toujours à parler d'elle, à penser à elle, à se demander si elle ne manque de rien et est heureuse. Toujours à s'inquiéter, ces derniers temps. Par conséquent, la voir ainsi se volatiliser a dû lui faire un tel choc...

Avec un soupir chagriné, la mère au foyer tourne la tête vers sa cadette anéantie. Si seulement elle pouvait arriver à trouver une imbécilité à dire qui pourrait la distraire, au moins lui donner un semblant de sourire... Quel royaume impénétrable que celui des attristés !

De cette manière l'attente s'éternise, encore et encore, à en devenir insupportable.

Quand le bruit de la clé enfoncée dans la serrure survient enfin, il arrive comme une libération pour Fanny qui, immédiatement, rejoint son époux sur le seuil.

Aïe, il a l'air grave : il est donc au courant.

« Saïd, souffle-t-elle. Alix est dans le salon. Elle...

— Je sais. Je lui dois des explications. »

Sa voix vacille, dépourvue de cette habituelle assurance qui vous fait croire même l'impossible. Ce soir, tout le monde s'est mis d'accord pour avoir sombre mine ou quoi ? D'abord Alix, maintenant Saïd... Elle aussi va donc subir cette marée de tristesse générale ?

Le docteur pose ses affaires en soupirant puis, à pas pesants, rejoint la pièce d'où sa belle-soeur morose n'a pas bougé. À sa vue, elle lève les yeux vers le nouveau-venu, mâchoire serrée, pleine d'une colère que Fanny redoutait. Une telle rancune contraint l'autre à céder, baisser humblement la tête et reconnaître, en articulant bien chaque syllabe, son échec :

« Je suis désolé.

Pas de réponse, mais un poing fermé qui veut dire bien plus.

— Tu avais raison. C'est de ma faute. J'aurais dû... t'écouter. Je t'assure que si je n'avais pas été si bête... J'aurais tout de suite remarqué que quelque chose clochait chez Oriane Souaignot. J'aurais saisi ce qui se passait et je...

Il marque une pause avant de soupirer douloureusement :

— J'aurais fait mon métier de psychologue, en fait.

Le regard d'Alix demeure toujours aussi assassin, porteur d'un venin pire que celui d'un serpent.

Qu'il parle, cet imbécile, qu'il continue de débiter ses excuses pitoyables, semble-t-elle dire. Le feu de ma colère ne s'éteindra pas si facilement.

— Sauf que j'ai préféré écouter ma fierté et j'ai tout fichu en l'air... Je comprends ta colère. Mais s'il te plait...

Sa voix gagne en volume, frôlant la crise de nerfs :

— Est-ce que tu peux comprendre que moi aussi, j'ai perdu quelqu'un que j'aimais dans cette histoire ?

Sous les yeux stupéfaits de son épouse, la poitrine du docteur se convulse en sanglots. Il pleure, lui, Saïd Denn, cet homme qui a jusque-là tout réussi, cet homme qui possède argent, famille, confort, amour, cet homme qui n'a jamais manqué de rien auparavant. Il pleure !

Et il le fait doucement, sans crier de douleur ni suffoquer comme une tragédienne. Non, il n'y a rien d'autre qu'un filet salé le long de sa joue droite, et un souffle un peu plus raide que d'habitude.

Sans même songer à sécher ses larmes, il s'approche d'Alix dont le visage demeure fermé. Ils sont maintenant si proches l'un de l'autre qu'ils n'ont d'autre choix que de se regarder droit dans les yeux.

— Alix, ton amie est partie avec un de mes patients, Ikare Dussant. Mon ami Isaac m'avait promis de le protéger, tu comprends ? Je devais l'aimer comme un fils... Mais qu'est-ce que j'ai fait à la place ?

Il serre les dents en murmurant :

— Le considérer comme un simple jouet...

Ses yeux se lèvent l'espace d'un instant, comme pour dominer ses larmes, puis il reprend un peu plus fort :

— Je crois qu'au fond je l'aimais. Tu avais raison, Fanny. 

Un temps passe.

— Je l'aimais. Si tu savais le nombre de fois où j'ai débarqué chez lui en pleine nuit parce qu'il voulait se tailler les veines... Le nombre de nuits que j'ai passées à le réconforter...

Il élève encore plus la voix, fichant son regard désespéré dans celui d'Alix :

— Même si des fois je le traitais d'imbécile, au fond j'y tenais, à ce petit ! Je l'aimais, tu m'entends ?! Alors moi aussi j'ai mal !

— Ikare Dussant...

La voix d'Alix semble revenir de loin, très loin. Jusque-là habitée par la colère et le ressentiment, elle a maintenant basculé dans la mélancolie. Tout en elle parait vide, détruit à en faire peur. Et en même temps, il y a quelque chose, dans sa façon de parler, qui sonne comme... Un sentiment que Fanny ne parvient à nommer pour l'instant mais qui...

— Ikare Dussant, répète la jeune blonde doucement. Tu dis qu'Oriane est partie... avec lui ? C'est donc qu'elle l'aime ?

— On dirait bien, en effet, soupire-t-il sans trop comprendre cette étrange réaction.

Le maigre sourire qui se trace sur les lèvres de la jeune femme, tremblant comme si c'était un enfant qui l'avait dessiné, attriste profondément Fanny. Cependant, cela lui fait également réaliser quelque chose. Ce lien qui attache sa soeur à Oriane, cette lueur qui brille lorsqu'elle en parle, ce côté maman-poule qui n'apparait chez cette rebelle que pour sa meilleure amie...

Ne me dites pas que c'est de...

— Et il est beau, au moins ? continue pendant ce temps la trentenaire.

Saïd fronce légèrement les sourcils, mais répond tout de même :

— Une personne aimée est toujours belle.

— Est-ce que...

Ne pouvant rester plus longtemps dans le doute, l'épouse du psychologue l'interrompt soudain dans son interrogatoire pour poser, à son tour, une question :

— Tu l'aimes, n'est-ce pas ? Tu es amoureuse d'Oriane, c'est ça ?

Un ange passe. Alix tourne la tête vers sa soeur, et le visage qu'elle affiche est infiniment triste. Comment peut-on contenir en soi un tel chagrin ?

— Oui je l'aime, murmure-t-elle. À en crever."

Mauvais RêvesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant