Chapitre 20

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Oriane vient de s'endormir, laissant Ikare seul avec l'insomnie.

Le voilà revenu au service de Cthul, pour le meilleur et le pire. C'est parti pour renfiler l'horrible costume d'autrefois, redevenir l'Angelot, le Diable aux ailes d'ange, fusil à la main et pas de fleur au bout, oh non. Lorsqu'on plonge dans cet ignoble océan qu'est l'Organisation, on ne connait plus que deux liquides : l'alcool et le sang.

Ce sang versé par un insensé à qui on a appris à assassiner et à cesser de penser. N'être qu'un jouet ? Il en a l'habitude, au point de connaître parfaitement ce rôle désormais. Ce rôle qu'il a toujours porté : jouet de sa mère – souvenir trop désagréable pour être approfondi –, jouet de la fatalité, jouet de ses propres sentiments, jouet de l'addiction, jouet de Cthul... Sinistre pantin, encore et toujours.

Incapable de supporter davantage la douce position horizontale qui offre d'habitude l'étreinte de Morphée, le jeune homme s'extirpe de son lit. En quelques bonds félins, il quitte la tiédeur de la chambre pour lui préférer la fraîcheur de la fenêtre ouverte dans le salon. Quelques éclats de voix parviennent de celle-ci, des rires gras, des disputes, ainsi que des bruits de moteur de voiture.

Ikare marche un peu, tourne en rond comme un bête poisson. Une forte irritation l'habite sans qu'il en sache exactement l'origine, le faisant soupirer d'agacement. Ses yeux se lèvent vers le plafond orné çà-et-là de taches d'humidité. Quel monde immonde. Tout à coup submergé par une vague de dégoût vis-à-vis de l'univers entier, la tête lui tourne, son souffle se fait difficile et haletant.

C'est donc ça, la vie ? Passer son existence à obéir, à n'être que le pantin des autres ? Demeurer impuissant dans cette société répugnante ? Le blond serre les poings. S'il ne sort pas un jour de cette cage, cela virera au carnage... Car oui, là, maintenant, il a envie de frapper tout ce qui bouge, briser l'étau qui étouffe sa poitrine, envahi par la violence, la violence contre lui-même et les autres. Il ne veut que...

Cette lutte ne rimera à rien. C'est passager, se raisonne-t-il. Assieds-toi sur le canapé et évite de merder.

Inspire.

Expire.

Évite que ça empire.

Cet accès de bon sens le surprend lui-même, de même que ce sang-froid si soudainement revenu. Et c'est en s'installant sur le divan qu'il le voit, dissimulé sous la table basse. Un éclat venu d'un objet jusque-là jamais vu dans cet endroit. Intrigué, le jeune homme tire la chose de sa cachette. Il s'agit d'un coffre. Sur ce coffre il y a un post-it jaune. Et sur ce post-it jaune il y a quatre mots, écrits à l'aide d'une machine à écrire.

A nos retrouvailles, l'Angelot.

Ikare ne connait qu'un seul homme dans son entourage qui possède une machine à écrire : messieurs-dames, je vous présente là Cthul dans toute sa splendeur.

Le visage à présent figé comme de la glace, sinon la curiosité mêlée de fascination dans le regard, le destinataire de cet étrange colis entreprend d'examiner celui-ci plus en détails. Il découvre une mallette d'un noir un peu usé, dont chaque angle est orné de métal argenté. Plutôt grande et large, elle pèse sur les genoux du garçon tout son poids de secret et de danger, porteuse d'une aura de mystère inexplicable. Il suffit de la voir pour deviner la force occulte qu'elle renferme, apparaissant à la lumière de la Lune comme une relique infernale. Cadeau de Belzébuth ? Pire : cadeau de Cthul.

Réalisant combien cette mallette lui est familière, le coeur d'Ikare s'accélère. Sa boîte de Pandore est là, sagement posée sur ses jambes, cachant derrière son couvercle les meurtres passées et à venir, les cris de ses victimes, l'éclat des poisons.

C'est trop tard pour faire machine arrière, de toute façon. Cela l'est depuis longtemps.

Alors, se laissant aller à ses pulsions les plus basses, il ouvre le couvercle et redécouvre son attirail d'empoisonneur.

A l'intérieur, rien n'a changé : les seringues, les sachets, les flacons, tout est là, parfaitement rangé, d'une propreté presque diabolique. Le jeune homme caresse du bout des doigts ses précieux outils, subjugué. Belladone, cigüe, acide prussique, arsenic, cyanure, ricine, muscarine, toxine botulique... Ikare les connait tous. 

Il est le maître des poisons, le maître de la Mort. Et si la vie lui semble laide, alors il se consolera avec les cadavres qu'il sèmera. Pour l'instant sagement alignées dans leur coffre, toutes ces substances fatales frapperont dès qu'il en donnera l'ordre, car aussi terribles qu'elles soient, elles lui obéissent et lui appartiennent. Quel enivrant sentiment de toute-puissance !

Son regard se pose maintenant sur une teinte bleu vif, bien plus éclatante que les autres, dans l'un des flacons. Le liquide, comme fluorescente, semble briller dans la pénombre. Pareille vision ne manque pas de faire sourire l'empoisonneur émerveillé : même la Katharina, son jouet favori, est de retour. Il s'agit là d'un héritage des médecins nazis qui, sous la Seconde Guerre Mondiale, avaient mis au point la formule d'un puissant produit capable d'infliger les pires souffrances aux prisonniers ennemis du Reich sans pour autant les tuer.

Ce poison n'a cependant pas eu l'occasion d'être utilisé durant la guerre, et, avec la chute du régime, sa recette a failli sombrer dans l'oubli. Mais par chance – enfin, cela dépend du point de vue –, un groupuscule terroriste est parvenu à la récupérer et l'a transmise, plus d'un demi-siècle plus tard, aux sbires de l'Organisation.

Belle acquisition : en effet, en plus de tous les effets destructeurs évoqués plus haut, elle possède une stupéfiante rapidité d'action et laisse à ses victimes un souvenir fort peu agréable, au point que la plupart regrette presque d'être encore en vie.

L'arme parfaite pour l'Angelot, à qui l'idée de pouvoir bientôt la réutiliser lui tord les lèvres pour former un sourire carnassier, impitoyable. Un sourire d'homme qui ne l'est plus tout à fait. Le sourire du monstre de Laffiera.

"Ikare ? Qu'est-ce que tu fais encore debout ? Ça va ?"

C'est la voix ensommeillée d'Oriane qui vient l'interrompre dans son morbide délire. Vêtue d'une légère chemise de nuit, les traits fatigués, elle ressemble à une fillette avec sa couverture serrée autour d'elle. Ikare aimerait la serrer dans ses bras, danser, l'inviter à sa fête solitaire et sanguinaire.

Mais il ne bouge pas d'un cil, agrippant toujours sa mallette entre ses doigts comme un dragon qui garderait son trésor.

Il continue de sourire lorsqu'il répond :

— Ça va très bien Oriane. Je fêtais juste mes retrouvailles avec mes putes. "

Mauvais RêvesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant