Huitième Passage

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Je sais que tu enrages. Je sais que tu tournes et tournes comme un fauve en cage. Je sais que tu hurles souvent du fond de ta cellule, même quand à coups de calmants, on veut te rendre sage. 

Ils ont beau t'abrutir aux tranquilisants, une part de toi continue de pousser ses cris vains, réclamant à pleins poumons cet alcool, cette drogue, cette personne dont elle a besoin. Cette personne surtout : Ikare, ton cher Ikare, ton adorable ange assassin. Ton amour pour lui a tous les vices d'une addiction, et t'en sevrer est difficile.

Je ne connais que trop bien cela, Oriane. Moi-même j'en ai été victime, et j'en porte encore les séquelles aujourd'hui...

Oui, je l'ai éprouvé, ce besoin lancinant de quelqu'un : croire voir ses traits partout dans les ombres de sa cellule pour ne pas les oublier, rire en guettant l'écho du sien pour ne pas le perdre tout à fait. Chercher un reflet de son être, peu importe lequel, que ce soit sa beauté ou sa folie.

Je sais qu'Ikare te manque, Oriane. Comme une dose de cocaïne.

Puis, tu finis par réaliser l'impossibilité de vos retrouvailles, du moins pour le moment. Alors tu te mets à chérir plus fort que jamais les souvenirs que tu gardes de lui, protégeant jalousement ces maigres reliques des interrogatoires.

Voilà pourquoi tu ne réponds jamais aux questions qu'on te pose. Les insultes et les menaces de mort que tu rétorques forment comme autant de murailles autour de votre hideux idylle. Bavarde en provocations et muette en vérité, tu gardes secrets vos nuits de feu et vos jours de sang.

Plutôt mourir qu'avouer. Du moins, c'est ce que tu affirmes les premières semaines.

Car s'il y a autre chose que je sais, Oriane, c'est que les sentiments et les promesses se délitent bien vite. Le feu qui vacille en toi évoque les cendres qui demeurent en moi, la faute à ce coupable universel qu'on appelle le Temps.

Tout est de sa faute semble-t-il : plus celui-ci passe, plus tu t'épuises. Il y a un grand vide qui prend peu à peu la place du coeur, comme tu l'avoues un soir à un soignant. A croire que, après toute cette passion enragée, la tempête n'a laissé plus que des ruines.

Au fil des jours devenus de siècles, tout prend un aspect flou, flou comme tes derniers souvenirs d'Ikare déformés par la drogue. C'est vrai, après tout, que te reste-t-il de ces ultimes instants ? De ces ultimes mots ? De ces ultimes gestes ? Quelques sensations vagues, tout au plus. Surtout l'une d'entre elles, n'est-ce pas...? L'abandon. Cette sensation que tu hais et que t'infligent pourtant, tôt ou tard, tous ceux que tu aimes.

Oui, l'abandon. Il fait mal, hein ? Pourtant, toi comme moi le côtoyons chaque jour désormais...

Abandonnée, donc, et seule face à des policiers que tu as de moins en moins la force de défier, tu sombres lentement dans ce néant trop grand pour toi. Tu hurles quand tu veux que tout se taise, et tu te tais quand on te demande de parler. Mais ce qui s'entend toujours, c'est ton coeur qui craque, et toi avec.

La fatigue t'envahit, au point que dans ces flots de lassitude, tu ne peux plus t'accrocher qu'avec l'énergie du désespoir au souvenir d'Ikare. Mais ce n'est qu'un souvenir, bon sang, et que c'est de sa présence que tu as besoin. Ne vous étiez-vous pas juré l'éternité ? Raté : on vous sépare déjà, te laissant à l'état de coquille atrocement, affreusement vide.

Je sais que tu voudrais mourir, puisque tu es loin de lui.

Hélas, quoi qu'on fasse, la vie s'obstine à nous coller aux basques, comme une malédiction. Tu ne fais plus que subir cette existence qui t'est devenue insupportable. Par la faute de cette compagne désormais désagréable, il te faut chaque jour te lever, prendre tes médicaments, subir des traitements, passer des heures de plus dans cette maudite prison aménagée où soignants et policiers ont le même visage – celui de l'ennemi. Ils t'interdisent de mourir ; ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé...

Je sais que tu n'en peux plus.

Alors tes doigts cramponnés à cet ultime roc lâchent un à un, jusqu'à ce que le courant t'emporte totalement. Même les sentiments qui nous animent, aussi puissants et fougueux soient-ils, ne peuvent nous y empêcher, j'en ai bien conscience. Alors malgré ce coeur toujours aussi épris, tu n'arrives plus à lutter : l'attente devient trop longue, trop dure. Vient donc la chute, une chute qui semble sans fin, une chute dans l'abîme du malheur où il fait toujours plus noir et froid.

Je sais que tu vas leur céder.

Étouffée par tes ténèbres désormais trop opaques, tu finis par gémir. Des supplications s'échappent de tes lèvres, et pour une fois, tu ne les adresses pas à des fantômes. Au contraire, en appelant ainsi à l'aide, tu sais pertinemment – amèrement – que ce n'est pas Ikare qui viendra te secourir. Tu t'agrippes à la première main tendue, et tant pis si ce n'est pas celle de ton toxique bien-aimé.

Je sais ce que ça fait, Oriane, si tu savais... En voyant ton armure se fendiller et ta lutte s'achever, je réalise soudain que tu veux rejoindre ma quête. A ton tour tu te mets en chemin vers la lumière, bien que celle-ci éblouisse tes yeux trop habitués au noir.

Mais n'aie crainte, compagne de route incertaine : nous avons tous les deux les mots pour nous guider. Ma plume prête à être saisie, ta voix prête à être entendue, l'instant de tout révéler approche.

Je sais que tu as besoin d'avouer, toi aussi. Je sais que tu veux hurler la vérité, toi aussi.

Alors je sais que ce soir, après à peu près un mois de détention, tu finiras par lâcher un premier nom aux enquêteurs.

Je sais tout cela, Oriane. Je le sais pour une seule et unique raison, du plus profond de mon âme encore trop noire : nous avons la même histoire.

Mauvais RêvesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant