Chapitre 23

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Dès le lendemain, peu après l'aube, deux colosses au service de Cthul surgissent dans l'appartement pour les emmener à un rendez-vous voulu par le maître des Gritants. Tirant de leur sommeil difficilement trouvé Ikare et Oriane, ils leur bandent sans douceur les yeux, et les embarquent dans leur voiture comme des animaux qu'on emmène à l'abattoir.

Mais ni l'un ni l'autre ne résistent, d'un côté abrutis par leur nuit troublée, de l'autre résignés au vu de leur récent crime.

Le trajet se fait en silence, et Oriane, baignée dans la tiédeur du véhicule et bercée par le bruit du moteur, manque de s'endormir. Dormir, ce serait, ne serait-ce qu'un instant, oublier. Et bon sang qu'elle voudrait oublier...  Mais ce glissement vers le sommeil se confronte à la main d'Ikare, ferme, qui ne la lâche pas. Comme s'il craignait qu'elle le laisse seule avec ses tourments.

Lorsqu'enfin la voiture s'arrête, la jeune femme ne saurait dire combien de temps a duré le voyage. On les fait sortir d'une poigne vigoureuse, les pousse sans ménagement, leur aboie des ordres secs pour tourner à telle direction ou descendre à tel moment d'invisibles escaliers. Plus ils avancent, plus l'air se rafraichit et se gorge d'humidité.

On leur retire au bout de ce qui semble une éternité, leurs masques, révélant face à eux Cthul.

Ce n'est pas vraiment ainsi qu'Oriane avait imaginé le maître des bas-fonds de Laffiera. Elle se l'était représenté comme un homme rougeaud, trapu, chauve, qui fumerait de gros cigares et dépasserait les soixante ans. Le stéréotype parfait du parrain mafieux, en somme.

Pourtant, l'homme à présent devant elle doit plutôt approcher la quarantaine. Plutôt grand, mince avec des muscles secs se devinant sous son costume noir, il arbore une monture de lunettes blanches qui contrastent avec sa peau café au lait. Une barbe sombre, terminée en plusieurs mèches séparées les unes des autres comme autant de tentacules qu'aurait une pieuvre, lui mange tout le bas de son visage. Quant à son crâne rasé, il est tatoué d'un gigantesque monstre marin sur le point d'engloutir un navire.

Cette apparence atypique, loin de séduire Oriane, lui inspire plutôt une certaine crainte mêlée de répugnance. Avec ses traits dysharmonieux et ses yeux noirs, il ressemble à un requin. Un prédateur impitoyable qui n'hésitera pas à dévorer un imprudent.

"Quelle joie de te revoir, mon cher Angelot ! déclare finalement le douteux personnage avec une satisfaction mauvaise. Et mon plaisir est tout aussi grand de rencontrer ta petite compagne ! Me feriez-vous l'honneur de me dire votre nom, mademoiselle?

— Oriane Souaignot."

Il émet un claquement de langue ravi – trop ravi – et se lève du fauteuil où il était assis. Bien que spacieux, le bureau de Cthul donne une impression d'étouffement. Cette sensation est peut-être due à, outre le désagréable aura de son propriétaire, l'encombrement omniprésent d'étranges objets ici, allant d'un paquet de cartes divinatoires à un crâne coloré comme on peut en trouver lors de la Fête des Morts au Mexique. Dans la gigantesque bibliothèque derrière lui, on distingue tout un tas d'ouvrages parmi lesquels Oriane ne connait de nom que le Horla de Maupassant.

A l'inverse de Witahé, elle n'a jamais vraiment été branchée littérature.

Cthul a dû remarquer où se porte le regard de son invitée, car il commente :

"Belle collection, vous me direz, n'est-ce pas ? Rien d'autre que du fantastique ! La plupart des incultes disent que ce genre de choses est bon aux fous reclus dans leurs caves... Ils n'ont peut-être pas tort, vu mon cas !"

Ses lèvres épaisses se tordent en un rictus qu'on pourrait appeler "sourire". Sans cesser d'arborer sa fausse politesse, l'extravagant personnage avance d'encore quelques pas pour finalement se planter devant Ikare. Ce dernier garde le visage fermé, fixant obstinément droit devant lui, raide comme un piquet et sérieux comme un soldat. Il bronche à peine lorsque le souffle du barbu lui effleure le visage.

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