Chapitre 29

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Il y a de ces moments dans la vie où le désespoir guette. Comme si, tombé au fond d'un gouffre, on avait oublié l'existence de la lumière.

Il y a de ces moments dans la vie où, lorsqu'on croise dans les foires et les marchés des oiseaux en cage, on voit là une belle métaphore de son existence à soi : pas d'autre avenir que d'être, au mieux, vendu et enfermé ailleurs.

Seul, abattu, comprimé par cette tristesse qui refuse de partir, on se met à maudire la société et à ne considérer plus que d'un oeil désabusé la vie qui s'écoule. Le sourire n'est plus qu'une façade de plus en plus éprouvante à tenir.

Ainsi, lorsque ce soir-là, Saïd Denn salue son ultime patient de la journée, l'épuisement s'impose de tout son poids sitôt la porte refermée.

Le docteur a mauvaise mine, mais comment pourrait-il en être autrement ? Ikare n'est plus qu'un tueur en série fou furieux, Oriane n'a pas tardé à le devenir à son tour, Karine est morte, et Fanny, à peine l'ombre d'elle-même. Son épouse, jusque-là si optimiste, a sombré dans la douleur. Elle se résume désormais à un simple pantin dont les cauchemars sont les fils, et le malheur le marionnettiste. Adieu, femme insouciante d'autrefois : la voici remplacée par un reflet livide, renvoyée par le miroir brisé d'un paradis regretté.

Finis les magazines people achetés chaque semaine. Finies les folles après-midi shopping que le père de famille aimait plus qu'il n'osait l'avouer. Finis les jolis hauts colorés à toute saison, avec des motifs à fleur de préférence. Finie la musique des années 80 sur laquelle ils dansaient tout seuls, juste pour rire. Finies les soirées passées à s'échanger des anecdotes un peu niaises mais si drôles. Fini tout cela, tué en même temps que leur fille !

Elle, Karine, leur pauvre Karine, leur rayon de soleil adoré ! Ébauche d'une merveilleuse femme, oeuvre saccagée avant d'avoir pu dépasser le croquis !

Mais le pire, c'est que Saïd ne peut s'empêcher de s'en sentir coupable. S'il avait été meilleur avec Ikare, rien de tout ceci ne serait arrivé... Tout est de sa faute. Il s'est laissé aveugler par son ego, bon sang ! Il a considéré un jeune homme sans repères comme un jouet ! Plus que jamais, il réalise quelle grande criminelle est l'arrogance.

Le psychologue soupire, se lève de son fauteuil et, se dirigeant vers la fenêtre de son cabinet, en tire les rideaux.

Il devrait prendre des congés au lieu de s'obstiner à poursuivre ses consultations : malgré tout son amour pour sa profession, il voit bien qu'il ne peut plus secourir les coeurs en peine alors que lui-même éprouve du vague à l'âme. De toute façon, Noël approche, et le cabinet s'apprête à fermer pour les fêtes de fin d'année.

Noël...

En ces temps un peu plus magiques qu'à l'ordinaire, Laffiera s'orne de lumières, de guirlandes et de sapins, ravissante comme une dame coquette apprêtée pour le bal. Les vitrines se remplissent de jouets et de peluches pour le plus grand plaisir des enfants, tandis que dans le centre-ville, des haut-parleurs diffusent à longueur de journée des chansons traditionnelles pour le plus grand déplaisir des riverains.

On annonce une comédie musicale totalement inédite au Quartier Est, un somptueux défilé à Casselnoir, une course de Pères Noël en maillot de bain à Vieufaune – drôle de tradition que seuls peuvent comprendre les locaux.

Les quartiers rivalisent d'ingéniosité pour célébrer au mieux cette époque de l'année, et ainsi toute la ville se prépare à la fête. Joyeuse, extravagante, radieuse, elle a gardé, semble-t-il, son âme d'enfant.

Mais les Denn ne fêteront pas Noël cette année-là. Ils n'en auront pas le coeur, car eux savent qu'en dépit de toutes ces parures, il y a toujours, quelque part dans l'ombre, des hommes invincibles et semeurs de cadavres.

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