Chapitre 11

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Icare se prenait pour un ange. Mais il a volé trop près du soleil, alors les ailes qu'il s'était fabriquées ont brûlé. Il est mort dans sa chute, redevenu simple homme. Et maintenant qu'Oriane l'a fait remarquer, Ikare ne peut pas cesser d'y penser : son prénom ne lui va que trop bien. Cruellement bien.

Il s'est pris pour un ange, lui aussi... Persuadé de pouvoir voler grâce à l'amour, le voilà au final tombé au plus bas, dans une chute bien douloureuse...

Son crâne n'arrête pas de bourdonner depuis qu'il a quitté le café du Liseron, comme si sa tête était assaillie par des nuées d'insectes, des parasites porteurs d'idées noires.

Seul dans le misérable appartemment qu'un vieil homme plein de pitié a accepté de lui louer, le jeune blond fulmine contre lui-même. Lui qui se voulait ange, il réalise qu'en vérité, il n'est qu'un démon de plus pour Oriane. Peu importent les moyens qu'on y emploie : tôt ou tard, on finit toujours rattrapé par sa véritable nature – et celle d'Ikare est des plus noires...

Il se précipite dans sa salle de bains rongée par les moisissures, s'agrippe au rebord d'un lavabo et essaye de calmer les battements frénétiques de son coeur. En vain. Il s'asperge de l'eau sur le visage avec le fol espoir de lui laver l'esprit. Encore en vain.

Impossible d'oublier ce qui lui enflamme le coeur. Impossible d'oublier Oriane.

Impossible d'oublier à quoi elle ressemblait la première fois qu'il l'a vue, le jour de l'enterrement de Witahé. Il ne se souvient plus exactement du jour, peut-être en mars ou en avril, mais en tout cas, c'était un jour gris, avec un ciel laid, terne, percé à de rares endroits par des rayons de soleil comme d'immondes verrues. En contre-bas il y avait une foule de tissus noirs, de larmes et de sanglots à demi-étouffés.

En ces temps-là, Ikare n'était qu'un spectateur indifférent de leur peine, ni coupable ni victime. Un simple fossoyeur, embauché par le hasard des choses dans ce cimetière sous prétexte qu'il n'avait pas peur de la Mort...

Sous ses doigts, il lui semble encore sentir le bois de la pelle, celle avec laquelle il enterrait le cercueil. A un rythme régulier, si calme à l'époque ! il enterrait la boîte sombre où reposait ce maudit Witahé. Il pensait que tout irait bien, à l'époque. Qu'il allait s'en sortir.

Peut-être qu'il aurait réussi, s'il avait été aveugle, et qu'il n'avait pas eu d'yeux pour voir Oriane. Car sitôt la veuve aperçue, il est tombé sous son charme. Il a été mis à genoux par sa beauté comme un chevalier est mis à genoux par la grâce de sa Dame. Il a aimé tout ce que ses yeux voyaient d'elle : ses longs cheveux châtains presque bruns, lisses à en rendre jalouses toutes les femmes, ses mèches sublimes alors regroupées en un chignon pieux. Elle était séduisante sans même songer à l'être, merde. Pourquoi a-t-il fallu qu'elle soit aussi naturellement belle ?

Pas "belle" dans le sens auquel il était habitué, non. Pas belle comme les hommes et les femmes qu'il avait côtoyés au Roi de Pique – il ne devrait même pas penser à cet endroit, sérieux. Oriane était belle par ce qu'elle dégageait : une étincelle instable, une audace silencieuse, une rupture perpétuelle.

Ce qui a fait surtout succomber Ikare, ce sont ses yeux brillants d'une flamme qui lui évoquaient la sienne : et elle avait beau le cacher avec ses larmes et ses cils noirs baissés, l'aura tremblante continuait de s'animer, comme une ombre tenace. Elle était comme lui, elle possédait la même instabilité que lui : le jeune homme l'a compris dès qu'il l'a vue.

Ikare sait qu'il n'aurait pas dû chercher plus loin, qu'il n'aurait pas dû la suivre et la contempler en secret pendant ces dernières deux années. Il aurait dû se contenter de ce qu'il avait : les modestes jobs dénichés par Isaac, les "petits services" de temps à autre pour Cthul, les séances chez cet abruti de psy, et, à la rigueur un petit joint parfois – mais pas d'alcool, ça non, il avait juré à Isaac qu'il n'y toucherait plus.

Mauvais RêvesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant