11 - LA THERIANTHROPE

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L'ambiance était froide et tendue dans le salon.

D'ordinaire, les dîners étaient toujours bruyants. Avec des enfants qui hurlent, se lancent des couverts, des boulettes, des épluchures et plus rarement des os, en riant à gorge déployée. Voilà quel était le quotidien de la maison rouge.

Alice ne les tempéraient jamais, elle-même avait passé son enfance à manger en cinq minutes dans les escaliers qui menaient aux cuisines, alors voir des dizaines de gosses jouer, parler et manger en même temps la changeait. Ces instants d'insouciance étaient rares pour eux, ils en profitaient. Les adolescents étaient plus turbulents que les petits et leurs engueulades quotidiennes rythmaient les soirées tandis que les plus jeunes se contentaient d'observer la scène afin de connaître les ficelles quand viendrait leur tour de crier le plus fort.

Il était de coutume que tout cela finisse en catastrophe qui obligeait toujours Alice à en attraper quelques uns par la culotte. Il lui était même arrivé, il y a peu, de jeter dehors Léni et Bill, et d'écraser sous leur poids, un pauvre voisin venu se plaindre des hurlements.

Ils avaient pris le plus gros fou rire de leur vie ce soir là.

Alice était très attachée à cette atmosphère si particulière, d'enfants libres qui chahutent sans crainte.

La teneur des repas n'était que rarement de qualité, mais au moins tout le monde mangeait. Les disputes portaient sur d'autres sujets, et chaque groupe attablé pouvait s'en détacher s'il le souhaitait grâce à la configuration de la pièce.

Elle était délabrée, et il manquait la moitié des meubles d'origine, mais en son centre trônait encore une immense table de marbre. Elle avait absorbé plus de coups et de fluides que n'importe quel autre objet, mais elle tenait bon. Peut-être regrettait-t-elle sa gloire passée, mais elle était en bien meilleur état que le reste de la maison. Il ne restait guère qu'un seul siège assorti, et Alice se l'était attribué. Elle savait que les enfants se vautraient dans son rembourrage rouge dès qu'elle avait le dos tourné, mais elle y avait vu un bon moyen de signifier son autorité. Même si les coutures du dossier et du siège étaient lacérés de toutes parts et diminuaient le prestige de ce misérable trône. Le reste de la tablée était des plus hétéroclites ; il n'y avait pas une chaise semblable à une autre. On y trouvait aussi des tabourets, des marches pieds, un banc et même un escabeau. Les plus confortables d'entre eux revenaient souvent aux plus âgés, même si Alice insistait pour que les touts petits soient installés correctement.

Ce soir, chaque place était occupée, mais il régnait dans la pièce un silence lourd de sens. La lumière aussi donnait de sa personne pour renforcer la morosité. Elle mélangeait les tons grisâtres et froid et les projetaient sur les visages. Même les lueurs douces des bougies ne parvenaient pas à chasser cette impression glaciale.

Les enfants picoraient timidement, dans le silence. La pièce, habituée au cliquetis des assiettes, faisait grincer ses fondations pour combler le vide. Alice observait les visages ; tous étaient inquiets. La nouvelle s'était répandue comme une traînée de poudre et il n'avait pas fallu longtemps pour que tous soit au courant du meurtre. Ce qu'il y avait d'étonnant, c'est qu'ils étaient habitués à ce genre d'horreur : les nouvelles sordides et la mortalité infantile ne leur était pas étrangère, il arrivait que des débats passionnés naissent de ces échos. Ce mutisme ne leur ressemblait pas.

Malgré cette sensation de lourdeur étouffante, Alice tâchait d'adopter une attitude détendue. Elle avait croisées ses longues jambes sur la table et laissait pendre un de ses bras le long du fauteuil. Elle se contentait d'une seule main pour dévorer la mie de son morceau de pain. Elle attendait également que Bill rompe le silence. Il était le seul à ne pas avoir la mine basse. Il la foudroyait de ses grands yeux bruns. Tout dans ses traits traduisait la tension, au point qu'il n'aurait pas été étonnant d'entendre ses dents crisser les unes sur les autres. L'envie de hurler le démangeait. Mais elle ne voulait pas lui faire le plaisir de lui donner la parole, s'il voulait parler, il n'avait qu'à le faire.

Le Cimetière des Chats Où les histoires vivent. Découvrez maintenant