Piano

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Samedi 1 juin, jour 107 - 16e semaine

Je ne saurais dire si le morceau est existant ou est improvisé sous mes yeux, mais c'est une cascade de violence et de puissance qui résonne partout dans la pièce. Elle maîtrise l'instrument à la perfection, et même sans voir les touches, connait chacun de leurs emplacements avec une précision mathématique. Mais contrairement au visage concentré de Mei, le sien reflette clairement son émotion actuelle. Joy ne sait pas les cacher, et au contraire les infuse dans sa musique. Rage, colère, laissent peu à peu place à désespoir et tristesse alors que la musique se fait plus douce et mélancolique, avant de faire apparaître regret et nostalgie. Les notes portent un message si clair qu'il est impossible de ne pas le comprendre, et l'expression du visage de la jeune fille s'accorde avec les sentiments transportés par le son. C'est un fresque magnifique peignant les émotions de la jeune fille avec une beauté rare et magique.

Au détour de la mélodie, cependant, elle s'arrête soudain, incapable de continuer, puis se lève et s'enfuit vers la sortie sans dire un mot.

-Joy!

-Anna... vas-y, me dit Robin. Nous, on vous attend ici.

-Mais...

-Vas-y. Me dit à son tour Mei. Elle n'a pas l'air bien, tu... devrais lui parler.

Je peux sentir tout le conflit existant dans la voix de ma petite amie, et cela me déchire le coeur. Mais son regard est résolu, et elle ne m'autorisera pas à répondre par la négative. Je me jette donc à la poursuite de Joy, et, pour une des premières fois, prend conscience de l'avantage que j'ai sur elle à cause de son handicap. La course de Joy sur le trottoir est chaotique et hasardeuse, elle tend les mains devant elle de peur de rentrer dans un passant ou de rencontrer un obstacle. Sa connaissance des rues ne lui permet pas pour autant de savoir ce qui se trouve devant elle, et cela l'empêche de courir correctement.

-Joy! Attention, la route! Dis-je, et l'inquiétude perce dans ma voix.

Je me lance à sa poursuite aussitôt, mais me rappelle que j'ai moi même un certain handicap de taille, et surtout de poids, au niveau du ventre. Et à peine ai-je commencé à courir qu'un petit coup de pied de la part d'une de mes filles vient me le rappeler brusquement, mais je ne me laisse pas abattre. Je continue de courir et ai tôt fait de rattraper Joy, qui s'est simplement assise au bout de la rue, la tête contre les genoux, et qui sanglote en tremblant.

-Joy... eh, Joy, tout va bien, je suis là.

Je la serre doucement dans ses bras, et avant que je n'ai pu faire quoi que ce soit, elle saisit mon visage et y plante un court baiser. Immédiatement, je recule, et elle en fait autant. Elle sèche difficilement ses larmes, et tente de calmer ses sanglots.

-Pardon... murmure-t-elle. J'aurais pas dû faire ça...

-Non, en effet, mais...

-Non, je sais que j'ai tort.

Je m'assois à côté d'elle, et passe ma main autour de son épaule. D'abord tentant de me repousser, Joy se laisse finalement faire et vient poser sa tête sur mon épaule.

-J'ai... déjà eu une petite amie dans le passé. Commence-t-elle. Elle était magnifique et gentille et... quand elle est partie, j'ai été effondrée. J'ai arrêtée le piano, j'ai arrêté de sortir, j'ai... un peu arrêté de vivre. Tu me fais beaucoup penser à elle, Anna... tu as une voix qui ressemble beaucoup à la sienne. Elle me manque... tellement...

Je ne sais quoi répondre à cette déclaration.

-Mais tu n'est pas elle. Reprend finalement Joy après quelques sanglots. J'ai fini par le comprendre. Tu es Anna, et tu es mon amie. Tu as déjà quelqu'un dans ta vie, et... tu attend même deux magnifiques jumelles!

Elle pose une main attendrie sur mon ventre plus rond que jamais et sourit, un de ces rares sourires doux que Joy peut offrir.

-Elle est magnifique, tu sais?

-Qui? Dis-je.

-La reine d'Angleterre. Ricane Joy. Je parle de Mei, bien sûr. Elle est douce, gentille, elle à ce côté un peu... fragile qui donne envie de la protéger. Elle a une voix magnifique, un doux mélange de masculin et féminin, elle sent bon, et est patiente. Elle... a vraiment plein de qualités que j'aurais jamais. Et elle se défend pas trop mal au piano!

Joy rit de ses propres mots, puis une expression presque nostalgique se peint sur son visage.

-Je comprends pourquoi tu l'as choisie, tu sais. Continue-t-elle. Je l'aime bien. Mais il faudrait quand même qu'elle ait un peu plus la tête sur les épaules.

-On est d'accord là dessus. Dis-je en riant. Tu sais, Joy... elle m'a dit à peu près la même chose à ton sujet, tout à l'heure.

-Bah. Je sais pas quelle qualité elle peut m'envier. La rudeur? Ou le fait que je sois complètement bigleuse?

-Arrête un peu... tu sais très bien que tu as plein de qualité, et que tout le monde les admire.

-J'aimerais juste que les défauts soient... moins visibles, c'est tout.

Un silence retombe, puis Joy reprend.

-Si jamais tu devais partir de Lyon, j'aimerais qu'on... qu'on reste amies, d'accord? Je ne suis pas comme Camille, je ne pourrais pas quitter cette ville... j'y ai trop de souvenirs, et je ne serais pas capable de devoir réapprendre à vivre ailleurs. Mais... je te soutiendrais, quelle que soit ta décision.

Un sourire nait sur mes lèvres.

-Merci, Joy. On retourne voir les autres?

-D'accord.

***

La fin de la journée se passe dans une bien meilleure ambiance. Mei et Joy discutent gaiement de tout et de rien, et j'en suis à me demander si ces deux là ne vont pas simplement me laisser tomber pour partir ensemble, ce qui fait beaucoup rire Auguste et Camille. Puis, la fin de journée approchant, nous nous séparons, et Joy, Mei et moi nous dirigeons vers mon appartement en discutant gaiement. Il fait beau, le mois de juin se lance à pleine vapeur vers l'été.

Mais les deux silhouettes qui m'attendent au bas de mon immeuble de pied ferme ne sont pas là pour célébrer le retour des beaux jours.

-P...Papa? Maman?

L'Accident [Inac]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant