Premier Passage

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Je n'oublierai jamais la lumière qui colorait la ville de Laffiera ce soir-là. Elle était belle dans sa décadence, touchante et troublante comme une reine au maquillage défait. A la lueur de la Lune et des lampadaires réfléchie par l'eau de la rivière, on aurait dit que tu souriais, ma cité natale. Mais ton sourire sonnait faux comme celui d'un coupable.

De quoi le serais-tu ? En cette dernière soirée d'août, tu paraissais pourtant bien calme : les volets de tes maisons étaient clos, la rivière paisible, la brise agréable. Même les cheminées de tes usines grises et ronflantes se perdaient dans la nuit.

Tu jouais l'innocente, drôle de ville, ou plutôt drôle de femme. Mais en vérité, tu le sais bien, tu es une grande criminelle.

Eh oui, ma chère ville-cimetière, le rouge que tu te mets aux lèvres ne suffit pas à cacher celui qui te salit les mains ! Essaye donc de chanter plus fort que la Mort, essaye donc d'élever ta voix de diva rendue rauque par le tabac : rien n'y fait, même en gueulant de toutes tes forces, tu n'arriveras jamais à recouvrir totalement le bruit des coups de feu tirés par tes enfants. Hier encore, je les ai entendus résonner dans le noir.

Dis, Laffiera, pourquoi est-ce que tu laisses tes enfants s'entretuer ? Pourquoi est-ce que tu détournes le regard quand je te parle des corps et des disparitions étranges qu'il y a dans tes bas-fonds ? Comme tout le monde ici, tu évites le sujet, tu vas oublier tes problèmes en allant danser toute la nuit au Quartier Est, et tu crois que ça suffira à rendre la situation supportable.

Hélas, le constat reste toujours le même au final : sous le beau tissu de ta robe, il y a sans cesse une vermine qui te ronge le sein. Regarde, elle est maintenant si grosse qu'on ne peut plus la retenir.

C'est pour ça que je suis parti, ma vile ville : j'ai trop peur que tes vices me fassent perdre la vie.

Alors voilà, ce soir, juste avant de m'en aller pour de bon, je me suis accoudé à la barrière du pont et, en contemplant ta beauté fatale, j'ai tiré une dernière cigarette avec toi. J'ai laissé les volutes flotter, danser un instant avec la brume estivale, puis s'échapper sans bruit. J'ai réfléchi, j'ai médité, je t'ai même posé des questions auxquelles tu n'as pas voulu répondre – ou du moins, pas par la vérité.

Et soudain, je me suis surpris à rêver d'un requiem – le tien. J'ai eu la vision d'un théâtre où la scène serait en sang ; d'une tragédie où tu aurais, bien sûr, un rôle à ta hauteur. Mon imagination s'est emballée, mes terreurs nocturnes s'en sont mêlées, comme si toutes ces choses enfouies depuis longtemps – trop longtemps, tu le sais aussi bien que moi – s'invitaient dans la demeure de mon esprit pour corrompre les pensées à l'intérieur.

S'il y avait bien un péché dont tu pouvais m'accuser en cet instant, ville toi-même pécheresse, ç'aurait été celui d'orgueil. Car ce que je désirais avait l'ambition d'un carnage, peut-être même pire que les tiens, à l'exception près que mes victimes à moi seraient de papier.

Je voulais quelque chose de grand, de poétique ou pathétique, qu'importe, mais en tout cas quelque chose comme une flamme trop vive qui s'éteindrait trop vite. Je me suis mis en tête de coucher sur le papier tout ce qui nous habite, toi et moi, et dans cet objectif cathartique, je commençais déjà à ébaucher les pantins grotesques que je ferais bientôt s'agiter, se débattre, et supplier pour s'en sortir.

Tu comprends, je cherchais un visage pour mes monstres, en espérant qu'ils pourront ainsi quitter mes nuits...

C'est alors que je l'ai trouvée, ce visage si précis. Et tout est devenu très clair grâce à lui.

Elle – car c'était une jeune femme – a surgi discrètement d'une rue, presque sans un bruit. Tu sais, ce n'était qu'une ombre timide dans l'immensité de la ville, grelottante sans raison et emmitouflée dans son petit châle violet. Ce n'était qu'une silhouette fragile, et pourtant, en croisant son regard, j'ai su qu'elle serait le monstre de mon histoire.

Elle pleurait un peu, mais sa tristesse avait quelque chose de spécial : c'était une tristesse instable, menaçante, comme une fissure qui allait faire voler en éclats tout le reste.

Oui, Laffiera, j'ai aimé ce regard, même si je l'ai à peine entrevu...

Il s'est rapidement tourné vers la rivière, dans la même attitude de contemplation que moi quelques instants plus tôt. Peut-être qu'elle faisait, elle aussi, ses adieux à la cité ? Peut-être qu'elle avait, elle aussi, des cauchemars à fuir ? Peut-être que j'aurais pu lui parler, qu'elle aurait pu me répondre, et qu'il se serait passé quelque chose ?

Mais rien n'est sorti de ma bouche, à part un nuage de tabac gris, alors le silence s'est installé entre nous, et elle est restée perdue dans ses songes interdits. Elle a fini par partir aussi silencieusement qu'elle est venue. Quant à moi, de nouveau seul avec toi, je me suis réjoui : je venais de trouver un masque pour orner mon testament – notre testament.

A travers la bouche de cette inconnue, je te hurlerai tout ce que j'ai sur le coeur, je te le promets, je crierai mon feu et je te crierai mes cauchemars. C'est sur ces mots que je t'adresserai mes salutations – que je souhaite sanglantes au possible – cité sadique.

Quant à toi, femme de passage, pardonne-moi, s'il te plait : instinct d'écrivain oblige, une part de mon coeur t'a suivie, et presque malgré moi, il m'a fallu t'inventer une vie.

Mauvais RêvesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant