Le Manoir

Chapitre 3

Andrea clignait des yeux plusieurs fois de suite en fixant le jeune aristocrate qui mordait dans son poisson grillé avec appétit comme si le fait même de ne pas avoir de baguettes, de déjeuner de manière sauvage en bord de route était un plaisir de la vie qu'on lui avait peu accordé.

Jimin n'avait pas beaucoup de notions historiques mais il savait qu'en aucun cas des nobles de grandes familles coréennes n'étaient amenés à partir en guerre. Voir donc ce jeune garçon, habillé en habits militaires, semblait presque inconcevable. Andrea devait se faire la même réflexion mais elle se gardait bien de dire quoi que ce soit. Elle les observait tour à tour comme s'il s'agissait d'un mirage, d'une hallucination.

Comme si elle était surprise qu'on lui accorde la visite de ces deux-là.

Comme si, en quittant cette demeure, elle avait fait une croix sur ce passé, sur cette vie qu'elle aurait pu avoir si sa condition avait été différente.

-Je suis heureux de voir que celle à qui j'ai donné un si beau nom soit toujours de ce monde.

Elle reprit contenance en sursautant légèrement avant de s'incliner quelque peu alors que des troupes militaires passaient derrière eux.

Yoongi sortit l'argent de sa tenue pour la payer mais elle refusa.

-Vous revoir est un signe, je pense que notre victoire ne peut qu'être assurée, sourit le petit seigneur Min.

Elle sembla vouloir dire quelque chose mais le regard que Yoongi posé sur elle l'en empêcha et elle baissa la tête, gênée d'être ainsi observée, avant d'offrir une dernière brochette au jeune seigneur Min que ce dernier prit avec gourmandise avant qu'ils ne s'éloignent.

-Puissiez-vous revenir, fut tout ce qu'elle marmonna et seul Yoongi sembla l'entendre car il se retourna à demi en offrant un léger sourire et un signe de tête.

Comme si de cette manière il formulait une promesse.

Le bateau les emmena avec d'autres corps armés et disparut à l'horizon. Les jours passèrent, défilèrent et Andrea, qui n'avait jamais été jusqu'ici intéressée par la guerre, démontra une curiosité sans égal concernant les récits des combats en mer que les coréens livraient. Elle faisait un détour, chaque jour, par la jetée pour écouter les crieurs raconter les nouvelles.

À l'aube d'un jour de printemps, on raconta dans tout le village qu'un gamin d'une grande famille aristocrate avait été découvert dans les rangs et qu'il se battait aux côtés des hommes du peuple. La nouvelle surprit, provoqua un raz-de-marée parmi les habitants et bientôt, on chanta presque les louanges de ce petit seigneur à travers toutes les contrées. On disait de lui qu'il était intelligent et tacticien, qu'il dirigeait un bataillon lui-même et qu'il avait réussis à désemparer l'armée américaine.

Les rumeurs enflaient, on se demandait pourquoi un enfant riche viendrait se battre parmi les pauvres, on marmonnait qu'il s'agissait là d'un héros. Mais d'autres médisaient, en véhiculant l'image d'un fils rejeté par sa famille pour ainsi traîner le nom de son héritage dans la boue.

Le pays entier fut secoué par cet imprévu, ce changement dans l'ordre des choses. Mais une semaine plus tard la mauvaise nouvelle tomba et on affirma que les Américains avaient gagné, que les russes avaient préféré faire alliance avec les Chinois. La Corée demanda un cessez-le-feu et des négociations, alors les bateaux revinrent au port.

Debout devant son petit stand misérable, Andrea regardait passer les troupes débarquées un peu plus tôt dans la matinée. Les soldats arrivaient sur le port, ravagés par les combats, les visages défaits et les familles endeuillées venaient, elles, récupérer les corps de ceux tombés sur le champ de bataille.