Chapitre 10

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La journée touche à sa fin et c'est déjà la troisième représentation théâtrale de la tournée qui se termine. Par choix, j'occulte la plupart du temps que Rivière passe sur scène. J'ai trouvé ça amusant la première fois, mais c'est surtout exaspérant au bout de plusieurs fois. Cependant, j'apprécie la visite de ces villes nouvelles, de ces nouveaux paysages. La seule ombre au tableau, c'est qu'il n'y a aucun humain dans ces villes, seulement des âmes, certes très bienveillantes les unes avec les autres, mais des âmes. Cette vie sur la route me fait me sentir plus vivante, comme si le monde était redevenu normal, mais il n'en est rien et je le sais. 

Alors que Rivière allait retourner à l'hôtel où tous les acteurs de la troupe logent cette nuit, Vogue lui propose une petite balade nocturne. Je ronchonne à l'entente de cette proposition. La proximité de Vogue me met mal à l'aise bien que je m'efforce de dissiper mes ressentiments à son propos. S'il me met mal à l'aise, c'est avant tout à cause de la proximité s'installant progressivement entre lui et Rivière. Je la sens grandir et devenir de plus en plus naturelle. Dans mon esprit, cette proximité est avant tout une proximité entre le corps de Vogue et le mien. C'est bien ça le fond du problème, c'est que ce corps reste le mien et je ne peux pas me défaire de cette idée.

Tandis que Vogue et Rivière marchent côte à côte, à la lueur des lampadaires, leurs mains ne cessent de se frôler. Puis, au bout de longues minutes, las de ce petit jeu, Vogue finit par presser délicatement les doigts de Rivière entre les siens.

Je sens Rivière frémir à son contact. Elle a toujours autant de peine à gérer les émotions qu'elle ressent avec lui. Je suis en partie responsable de cela. J'ai eu très peu d'expériences amoureuses au cours de ma vie et il en va de même pour mon corps qui n'est pas familier de toutes ces sensations associées. En fait, il n'y a eu véritablement que Tobias, et encore, cet amour a été avorté presque avant la naissance. Néanmoins, je me rappelle de la sensation de ses lèvres sur les miennes comme si c'était hier. De la douceur de sa main dans la mienne. De ses bras entourant mon corps avec force. De sa façon de me réconforter quand nous n'étions que tous les deux.

Un nouveau frisson traverse Rivière mais, cette fois ci, ce n'est pas lié à Vogue. Je m'excuse aussitôt auprès de Rivière.

« Ne t'excuses pas. » s'empresse-t-elle de répliquer. « Tu as le droit de ressentir des émotions. C'est moi qui occupe ton corps, pas l'inverse. »

« Je n'aime pas penser à Tobias. Cela me rend triste. »

« Tu l'as aimé. »

« À peine. » je rétorque. « C'est l'idée de lui dont je suis amoureuse en réalité. On pourrait presque dire que je suis amoureuse de l'idée de l'amour. Je suis le genre de personnes à affirmer bien fort que je n'ai besoin de personne pour être heureuse. Enfin, de ma petite sœur peut-être mais... »

Je ne termine pas ma phrase. Je ne veux pas penser à cela.

« En tout cas, j'estime ne pas avoir besoin d'un partenaire dans ma vie. » je poursuis. « Ça reste quand même une idée appréciable, au fond. Avoir quelqu'un sur qui se reposer, quelqu'un qui nous aime sans condition, quelqu'un qui nous réconforte en cas de coup dur. C'est quelque chose que j'aurais souhaité connaître, un jour ou l'autre. Je l'ai brièvement connu avec Tobias, c'est tout. J'aurais aimé avoir plus. »

Mon ton fataliste attriste Rivière. Elle garde espoir qu'un jour notre situation change. Cet espoir n'est pas réellement positif. Il se matérialise surtout par la potentialité de Rivière me rendant mon corps et repartant sur une autre planète, sur laquelle elle arriverait quand je serais déjà morte sur Terre depuis bien longtemps. Cette idée est déprimante à souhait et je ne laisse pas Rivière y songer.

La fille et l'âme [Les Âmes Vagabondes]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant