La journée s'était écoulée lentement. Il restait encore une heure de travail à Anthémis, mais elle avait l'impression d'avoir passé trois jours d'affilée dans le marché. Non pas qu'elle s'ennuyait ; non, au contraire, Dryadalis avait encore à lui offrir une bonne panoplie de surprises. Mais voir les Sans-Reflets ce matin-là l'avait dépossédée de toute force. Elle s'était traînée derrière Kleon toute la matinée, et le début d'après-midi n'avait pas été glorieux non-plus. Elle pouvait être fière d'avoir réussi à les aider en les prévenant du Miroir qui s'apprêtait à les attaquer, mais elle se sentait coupable de leur état. C'était sûrement présomptueux de sa part, mais quelque part, elle se disait que si elle avait été là, Edel n'aurait pas eu l'air aussi exténué. Pourtant, elle était bien moins agile qu'Opale – elle qui n'avait aucune nouvelle blessure depuis la dernière fois qu'elles s'étaient vues – et n'aurait certainement pas su protéger Edel si elle avait été là. Mais elle se sentait coupable malgré tout. Son jeune ami aurait peut-être eu un petit sourire aux lèvres si elle n'était pas partie. Alors que ce tableau qu'il lui avait offert la veille n'inspirait rien d'une quelconque gaieté. Il avait l'air seul, et vide. Le gentil Edel, toujours prêt à aider les autres, qui savait réconforter en une seule phrase, qui souriait pour consoler les âmes en peine. Désormais, c'était lui, l'âme en peine. Il était là pour les autres, mais qui était là pour lui ?
Kleon avait demandé à Anthémis, pour sa dernière heure de travail, de ranger certaines caisses qui étaient restées à l'air libre sur les tables du marché ouvert. Pendant ce temps, il était parti aider Gleb à régler certaines affaires avec des fournisseurs, concernant les ventes de la veille. La jeune fille, toujours aussi peu enthousiaste, portait les caisses et les empilait dans la réserve, guidée par des gestes réguliers dont elle ne prenait pas totalement conscience, ses pensées étant absorbées par les souvenirs du matin-même. Elle ne s'en rendit même pas compte lorsque quelqu'un s'arrêta à quelques pas d'elle.
– Je n'ai jamais vu une enfant aussi entêtée et inconsciente que toi, railla une voix grave et enrouée par des années de cigarette.
Anthémis pouvait reconnaître cette voix entre mille pour avoir reçu plus d'une remarque de sa part. Elle ne releva pas la tête vers Berbéris, mais elle était sûre qu'il s'agissait de lui.
– Et alors, quoi ? continua l'homme. Tu es venue contaminer les Dryadalisiens ? C'est quoi ça, une sorte de vengeance ?
Étrangement, un sourire arrondit la forme des lèvres de l'adolescente. Un sourire narquois. Onze mois étaient passés et Berbéris ne pouvait toujours pas s'empêcher d'avoir l'esprit focalisé sur les marques des Miroirs qui recouvraient en partie le corps d'Anthémis. Quand bien même lui aussi avait de toute évidence été touché ...
Elle releva enfin la tête et le toisa de haut en bas.
– J'ignore de quoi vous parlez, mentit-elle même si elle savait que son jeu d'actrice laissait à désirer.
Un soupir moqueur s'échappa des lèvres de l'homme.
– Tu ne me feras pas croire ça à moi, intruse.
– De « monstre » je suis passée à « intruse ». Ça s'améliore. Ça me convient. (Elle haussa les épaules et leva les yeux en l'air.) Dommage que dans les deux cas, nous soyons tous les deux dans la même situation. Des monstres et des intrus. On fait la paire.
Berbéris sembla se retenir de la frapper. Ses pulsions n'avaient visiblement pas changé, il était encore pire que Kleon. Si elle était poussée à rester auprès de cet homme, Anthémis allait finir par apprécier le tempérament de son hôte ! Kleon était bien plus agréable que Berbéris, et pourtant ... !
La jeune fille ne comptait pas se laisser faire. Elle savait que l'homme qui se tenait face à elle était fort et que d'un point de vue physique, elle ne pouvait rien contre lui. Mais il n'irait pas jusqu'à lui faire du mal devant les autres marchands. Elle ne risquait rien. Elle n'avait pas peur. Berbéris ne lui avait jamais vraiment fait peur. Son obsession pour les marques des Miroirs et le fait qu'il s'évertuait à rappeler à tous ceux qu'il croisait qu'ils étaient des monstres lui faisait plus pitié qu'autre chose. Les seules personnes qui ressentaient un besoin irrépressible d'insulter tout le monde comme si elles étaient supérieures étaient celles qui, au contraire, se sentaient mal dans leur peau. De toute évidence, Berbéris se détestait. Et il détestait les autres à l'idée qu'ils pouvaient s'aimer tels qu'ils étaient, alors que lui était condamné à vivre dans un corps qu'il jugeait de monstrueux.
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Reflétés T3 - Dryadalis
FantasySuite aux événements d'Eleguerio, Anthémis décide - assez hâtivement - d'atteindre et d'infiltrer illégalement la capitale, Dryadalis. Elle n'a qu'un objectif en tête : sauver, si elle le peut, les êtres qui lui sont chers. Si, au début, son escapad...