Chapitre 30 - Un monde dévoré

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Son cœur battait lentement et soulevait sa poitrine dans l'élan doux et rassurant de la vie. Les paupières toujours fermées, la jeune femme reprenait son souffle, comme regagnant peu à peu son humanité.

Anthémis pouvait encore se souvenir de tant de choses. Sa manie de l'appeler affectueusement « Anthé' ». Ses doigts de magicienne qui savaient soigner la moindre écorchure. Ses tendres caresses, son souffle chaud sur la joue quand elle y déposait un léger baiser, ses bras protecteurs qui sauvaient des monstres, des méchants et des problèmes de la vie. Sa voix qui haussait le ton quand ça n'allait pas. Son autorité presque maternelle, quoique parfois immature – mais pouvait-on lui en vouloir ? Elle n'avait que vingt-trois ans lorsque leur père avait disparu.

La jeune fille leva les yeux vers Anselme. Il se tenait, lui aussi, au chevet d'Ambroisie. Il lui avait pris la main. Ses doigts étaient jaunis par la pression qu'il exerçait. Il voulait retenir l'aînée de ses filles là, clouée à son lit. Il semblait craindre qu'elle s'enfuie, même si elle ne s'était pas encore réveillée. Anthémis s'avoua que, quelque part, elle aussi avait peur de perdre à nouveau sa grande sœur. Comme si elle risquait d'être à tout moment reflétée.

Mais c'était fini. Le règne des Miroirs et de la Famille Dirigeante avait péri. Il n'en restait plus rien, si ce n'étaient des victimes semblables à Mélopée ; la peau abîmée, le crâne dégarni, le cerveau encore fatigué. Souvent trop fatigué pour se réveiller tout de suite.

Mais ça ne tarderait pas.

Bientôt, Ambroisie allait rouvrir les yeux, les poser sur son père, les poser sur sa sœur, les poser sur le monde environnant. Elle reprendrait définitivement conscience. Enlacerait sa famille, se lèverait, et entamerait cette nouvelle phase de sa vie, dans un Hodei libéré de la tyrannie. Un Hodei tel que personne ne l'avait connu, mais un Hodei tel que tout le monde l'avait rêvé.

Anthémis observa les dizaines de lits de fortune qui s'étendaient devant elle. C'était dans le Palais que les survivants s'étaient occupés des victimes des Miroirs, leur avait retiré leur txipa, leur avait lavé le corps, les avait allongés et recouverts d'épaisses couvertures. Le bâtiment entier était saturé, comme un vaste hôpital pendant une épidémie. Mais cette épidémie-là prenait fin. Les patients étaient soignés pour toujours.

Les Miroirs n'existaient plus, désormais.

Le réaliser provoqua une longue série de frissons sur l'épiderme d'Anthémis, et lui fit briller les yeux d'un espoir cette fois-ci indélébile.

Elle ressentit soudainement le besoin de bouger. Savoir sa sœur enfin à ses côtés depuis tout ce temps garnissait son cœur d'une euphorie telle qu'elle n'en avait jamais ressenti, mais c'était cette euphorie-même qui faisait pulser son sang à une vitesse inouïe, palpiter ses veines et remuer chacun de ses membres sans répit. Cela faisait bien deux heures qu'elle était assise près d'Ambroisie, et elle avait besoin de combler ses pensées agitées par un peu de calme. Les appartements de la reine où elle se trouvait en compagnie d'un grand nombre d'autres personnes, des survivants et des victimes, n'était pas l'endroit idéal pour faire cesser l'affolement euphorique de son corps.

– Je vais prendre l'air, annonça-t-elle à son père en se levant.

Anselme hocha la tête, lui accordant un sourire, mais son attention ne se détournait qu'à peine d'Ambroisie reposant sur un fin matelas près de lui.

Anthémis leur tourna le dos et entreprit de descendre les escaliers.

Elle longea le Palais, un peu perdue, ne parvenant toujours pas à s'y repérer. Partout où elle allait, des lits de fortune avaient été disposés, et certaines victimes encore endormies étaient allongées à même le sol. Il y avait eu tant de Miroirs qu'il aurait fallu fouiller Hodei entier pour trouver suffisamment de matelas et de couvertures pour tout le monde, qu'il eût autant s'agit des victimes fraîchement débarrassées de leur carapace noire que des habitants lambda du pays. Anthémis elle-même avait dû passer la nuit en partageant son drap avec Ambroisie pour espérer trouver le sommeil sous un minimum de chaleur.

Reflétés T3 - DryadalisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant