Chapitre 1

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Une vertu si sauvage n'est point en usage dans le siècle où nous sommes.

Nicolas Boileau

Chapitre 1

La chaleur du mois d'août exhalait les fragrances sucrées des résineux qui peuplaient la lande tels des géants immobiles flattés par la caresse d'un léger vent d'ouest. La nature sauvage se mêlait sans en avoir l'air aux passions des habitants de cette ville tranquille, du moins autant que peut l'être une cité effroyablement prise d'assaut. L'année 1647 s'achèverait bientôt sans que l'on sût quel pourrait être l'avenir de toute une nation qui exultait en prenant les armes contre elle-même ; en attendant, faisant fi de toute considération pour un monde qui ne semblait lui appartenir, une jeune fille accablée par le ressentiment haussait le ton avec effronterie devant le vieil homme qui l'avait éduquée. Le monde pouvait bien cesser d'exister, il eût été pire de ne pas s'imposer contre le renoncement à la vie qu'elle croyait pouvoir rêver éveillée : une existence où aucune prison ne refermerait ses portes sur elle.

La jeune fille tapait du poing sur la table, ignorant les feulements de rage de son interlocuteur excédé autant qu'elle et tout aussi opiniâtre. Elle posait sur lui des regards empreints de défi, d'arrogance et de dureté ; les yeux d'une écervelée qui croit à tort ne rien avoir à perdre. Elle faisait le tour du bureau afin d'échapper à l'étreinte ridicule de son père, semblable à un fantoche, sans plus de consistance que le rôle qui lui était dévolu. Enfin, c'est ce qu'elle parvenait à croire, méprisant la peur qu'il lui inspirait, comme toujours ; elle redoutait encore plus d'être esclave de ses propres peurs que d'un homme qui n'aurait jamais pu se résoudre à lui tordre le cou, malgré les imprécations, malgré les querelles ; malgré le vacarme qu'elle causait à force de craindre que l'on anéantisse sa vie, une vie sur laquelle il lui fallait absolument avoir prise.

— Je n'irai pas ! Crachait-elle. S'il me faut quitter cette terre par les saints sacrements de l'extrême onction afin d'échapper à cette existence, soit ! Je mourrai.

— Croyez-vous, idiote, que l'on vous donnera les saints sacrements alors que vous vous serez volontairement donné la mort ? Avez-vous perdu l'esprit ? Servir Dieu est plus louable que de s'employer à le rejoindre !

— Ce n'est pas Dieu mais vous que je vais servir, et cela aux dépends de mon bonheur !

— Croyez-vous que nous avons le choix ?

— Comment père pouvez-vous imaginer que le couvent me sera plus profitable ? Vous dites cela parce que vous ne savez point ce que c'est. Car vous êtes un homme ! Vous me sacrifiez pour mon frère, pour que lui ait un douaire, un beau mariage et une vie luxueuse ! Pourquoi ? Parce que sa vie a plus de valeur que la mienne ? Ne suis-je donc rien à vos yeux ?

Le père la gifla. Comment lui faire comprendre qu'il n'avait pas d'autre choix ? Parce qu'il ne pouvait sinon éviter la servitude à sa fille ; mais il proposait la servitude à Dieu d'une fraîche jeune personne qui n'avait encore rien entrevu de l'existence alors qu'elle connaissait par cœur les aspérités des murs des cloîtres et les messes en latin qu'elle pouvait psalmodier sans plus de conviction que l'athéisme acharné qu'elle ressentait malgré elle-même, comme si elle avait toujours su qu'aucun Dieu ne tirerait jamais sa famille de la maussaderie de perdre indubitablement toute prise sur le sort ; un sort qui s'acharnait singulièrement à mesure qu'ils priaient tous pour épargner la lignée. Elle avait depuis longtemps cessé de prier pour son propre salut, pour sa propre paix ; c'eût été inutile d'invoquer Dieu pour le convaincre de renoncer à sa servitude.

Monsieur d'Aubressac tentait d'en imposer à sa fille, lui opposant une alternative qu'elle rejetait avec d'autant plus de vigueur que sa mère ne parvenait pas non plus à se résoudre de faire le deuil de la vie épanouie qu'aurait pu connaitre leur aînée à la cour, de la considération dont elle aurait pu jouir si seulement la perte des charges, la guerre menée sur deux fronts entre la Hollande et l'Espagne, et les mauvaises conditions climatiques de ces quatre dernières années, qui plongeaient l'Europe entière dans une détresse économique induisant famine et révoltes, n'avaient pas appauvri la famille, déjà rudement touchée par le décès successif de quatre de ses enfants. En trois ans, la tuberculose avait emporté leur fille de dix-huit ans, ainsi que celle de deux ans sa cadette ; leur fils de vingt-et-un ans avait dépéri de violentes fluxions dont le vin émétique acheva l'œuvre, et le dernier, âgé de dix ans, était mort l'année précédente d'une violente fièvre. Elle aussi atteinte, Héloïse, la cadette des filles, âgée de quatorze ans à l'époque, avait menacé de rejoindre son frère avant de se rétablir, mais conservait une santé fragile. Seuls la féroce Catherine et leur frère aîné Thibault avaient réchappé des aléas du sort ; de solide constitution, ils représentaient tous deux la force de la famille, que le jeune homme tenait désormais presqu'à lui seul à bout de bras du haut de ses vingt ans et de son grand et puissant corps musclé.

Immortalem Memoriam - Livre Premier - Le cabinet des mignardisesWhere stories live. Discover now