Chapitre 6

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Chapitre 6

— Ce vin est fameux mais il fera bientôt défaut, décréta Boissec en approchant le goulot de son œil, considérant le fond de la bouteille avec une lassitude émue.

Si son regard était humide, cela n'était pourtant pas dû à quelque tristesse, mais bien à l'ivresse que son corps, indépendamment de son esprit éteint, semblait enclin à déplorer.

Les musiciens disparaissaient discrètement, courbés dans une révérence qu'aucun des amis ne considérait ; c'était tout juste s'ils se rendaient compte qu'ils demeuraient désormais les seuls à festoyer encore, tandis que le reste du château s'était assoupi avec les dernières clartés du jour. Les flammes vacillantes des chandelles commençaient à étouffer au bout de leurs bougeoirs, la cire éparpillée jusqu'à la nappe maculée de vin, froissée par endroits, vestige peu reluisant d'une nuit qui semblait ne prendre jamais fin. La lassitude pourtant avait étreint l'assemblée ; cependant aucun des comparses n'aurait trouvé de bon ton d'achever ces tristes réjouissances pour gagner le lit à la faveur du repos.

La mine défaite, Saint-Adour se trouvait bien aise d'une telle déchéance. Il lui semblait avec réconfort que le présent se trouvait semblable au passé, et que nulle maussaderie ne pourrait plus jamais l'accabler comme auparavant. Cet espoir mû par l'ivresse était bien le soulagement qui lui octroyait quelque légèreté d'esprit ; néanmoins, le lendemain devenait semblable à ce qu'avait été la veille, et seule une nuit telle que celle-ci pouvait lui faire gagner de nouveau l'insouciance passagère dont il avait besoin pour daigner encore subsister en ce monde.

Ses amis, enfin satisfaits de le divertir, outrepassaient de bonne grâce les limites de leurs ressources ; et ils avaient gaiment remplacé le quatuor à cordes en chantant de fort mauvais goût, martelant la table de leurs poings. Layemars et Saint-Adour dansaient sans talent, sans respecter les mesures bancales des mélodies gaillardes que claironnaient Boissec et Vielly ; Houdanville, quant à lui à demi-conscient, dodelinait de la tête dans un coin de la pièce, avachi au fond d'un imposant fauteuil qui le faisait paraître aussi frêle et ténu qu'un garçonnet.

— Ah ! Que n'y a-t-il de jolies danseuses qui monteraient sur la table et remueraient la jambe ! s'exclama Boissec à l'adresse des deux saltimbanques. Ce n'est point pour vous désobliger, soupira-t-il avec regret, mais vos apprêts desservent tristement l'imagination, exaltée par les tièdes arômes du vin, mais retombant tristement à la vue de votre spectacle, comme la pâte d'une tourte ratée ; votre port est assurément moins gracieux que celui de ces dames qui nous font tant défaut.

— Pardonnez-moi, répondit Saint-Adour en s'écroulant de nouveau dans sa chaise, si ma maison n'est pas encore un bordel, et que je me dois d'observer un comportement bien loin de la légèreté avec laquelle nous pouvons vivre à Paris, mes amis ; cependant, continua-t-il en riant de ce que les autres en l'écoutant perdaient eux-mêmes leur sérieux, je vous concède qu'ici je croule comme un vieux célibataire qui regarde avec nostalgie les grisantes années d'insouciance et de splendeur qu'il vécut auprès de vous, en attendant que se profile demain l'ombre de la morosité qui s'abattra sur lui comme la sentence du prêtre qui le contraindra moins à la respectabilité qu'à la routine rédhibitoire d'un ménage convenu. « Vous êtes désormais mari et femme ; vous pouvez étreindre la laideur qui gigote à votre bras. Et avec l'aide de Dieu, car au moins convenez-en il faudra bien cela, faites des héritiers panachés et superbes ! »

Boissec applaudit. Le « marquis de La Croupe » se leva violemment de sa chaise, qui chut derrière lui mais dont il ignora le fracas, levant haut son verre en devisant, tandis que Saint-Adour, ivre au moins autant que ses comparses, se frottait les yeux, qui épanchaient quelques larmes.

— Levons nos verres à une telle perspective, aussi réjouissante en bienfaits que le pourrait procurer l'amour permis* ! criait La Croupe.

— Je vous en prie, Charles ! dit Vielly, luttant lui-même contre les effets de l'ivresse, mais en toute occasion solvable d'un esprit raisonnable, quand bien même il y serait allé comme ici de quelques abus. Ne croyez-vous point vous hasarder à quelque vue de l'esprit fort maussade et indigne en tous points de l'aménité de votre caractère ?

Immortalem Memoriam - Livre Premier - Le cabinet des mignardisesWhere stories live. Discover now