Chapitre 12

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Chapitre 12

Charles se trouvait enfin étendu sur son lit, le regard plongé dans la tenture vermeille de son baldaquin. Le rouge étincelant de la pièce semblait le noyer dans un océan de sang. Il suffoquait à cette seule idée. Amenant une main à sa poitrine, il sentait son cœur se serrer et battre la chamade. Fermer les yeux s'avérait plus inquiétant encore. Réchapperait-il jamais de cette sourde peur qui le tenaillait depuis son retour ? Réapprendrait-il jamais à vivre dans l'insouciance de mener une palpitante vie mondaine et d'exaltantes campagnes militaires ? Songer un seul instant à fouler de nouveau le sol d'un champ de bataille lui faisait d'ailleurs honteusement horreur. Là-bas, tout était possible ; et la mort demeurait la plus terrible des éventualités. Ceux qui semblaient s'en relever paraissaient à juste titre plus épouvantables encore. Mais que pouvait-il savoir d'eux, sinon qu'ils existaient ? Il n'avait jamais cru aux contes, et moins encore au reste. Jamais il n'avait croisé Dieu, ou le Diable, sur les champs de bataille. Mais des hommes, des pauvres bougres à peine aguerris au combat, se battant sans solde ; des mercenaires dont le salaire les contentait moins que la somme sanglante de tous leurs actes de barbarie ; des officiers sanguinaires ou timorés, propulsés au sommet de la hiérarchie par népotisme, et inaptes à leur devoir, offrant à la mort le nombre de leurs hommes sans parvenir à reconnaître leurs propres torts, imputés à leur fatuité ou la dangerosité flagrante de leur impéritie ; le capitaine de Saint-Adour avait vu tout cela, et toutes ces choses l'avaient écœuré. Il en était revenu, cette fois encore, sa gloire à peine ternie par le fléau qui l'avait frappé en pleine guerre, « un malencontreux incident » qui avait failli le perdre sans honneur et sans gloire. Plus que par simple fatuité, il croyait encore en son devoir ; il croyait en la grandeur de sa cause, et par orgueil il aurait bravé maints affrontements ; cependant, il n'avait plus le cœur de s'investir dans sa mission. La peur le tenaillait comme un enfant ; et tel un enfant il se cachait, se plongeant dans le mutisme, se dérobant à la moindre occasion de se mêler aux siens. Mais comment échapper à ses propres pensées ? Comment éviter de songer, la nuit, à l'horreur qui l'étreignait dans le noir ? Il avait essayé les femmes ; mais leurs tendres bras ne le réconfortaient pas assez vigoureusement. Venait toujours l'instant où ses paupières se fermaient, et où il se retrouvait seul et vulnérable face aux démons de son imagination. Seulement, il ne discernait plus distinctement les limites du réel et de l'imaginaire. Telle était hélas la raison de sa détresse ; et dans la fantaisie mêlée à son monde, il se sentait perdu, et incompris de tous. Pouvait-il seulement tenter d'exprimer à ses plus proches amis ce qu'il ressentait ? Personne ne pouvait comprendre ; personne ne pouvait entendre l'étendue de son désespoir. Il fallait qu'ils aient vécu ce qu'il avait subi pour prendre conscience de la vulnérabilité qu'il avait ressenti, pour la toute première fois.

Des larmes coulèrent le long de ses joues. Se tournant sur le flanc, Charles se mit à pleurer. Il se recroquevilla, remontant ses genoux sur sa poitrine haletante, et désespéra de s'apaiser un jour. Dans le fort de son épée, qui élégamment reposait sur une console, il ne sut reconnaître son reflet. L'éclat de son œil n'avait plus rien de magnifique. Il était temps pour lui de se résigner à son sort, au défaut de pouvoir redresser la tête et de renier sa peur. Mais son découragement le blessa moins que la honte de laisser son arme refléter cette parodie de lui-même, cette arme qui avait transpercé plus d'ennemis que ses campagnes ne lui avaient coûté en hommes. Il ne se sentait plus digne de porter le regard sur cette pièce maîtresse de ses victoires, à commencer par celles qu'il avait remportées sur la mort. Si la peur lui semblait insurmontable, la honte qu'il éprouvait envers lui-même était tant intolérable qu'il serra les poings et se mit à grogner, tel l'enfant malmené qui enfin se mettrait en colère. Fou de rage, il se releva d'un bond, et se saisit de l'arme. Haletant, il la tenait d'une main à la poignée et de l'autre le long de la lame. Il considéra le tranchant durant de longs instants, hésitant sur ses intentions. La briserait-elle ? Ne serait-ce point que pure folie ? Souhaitait-il être fou, et agir comme tel ? Souhaitait-il se trancher le corps ? Car mieux valait mourir que de briser sa lame. Elle était le feu étincelant de ses conquêtes. Elle avait été sa meilleure compagne, et l'invincible prolongement de son bras. Et s'il pouvait recouvrer quelque vigueur, ce ne pourrait être que grâce à cette vieille amie, qui jamais ne lui avait fait défaut. Elle lui avait appris à dompter ses peurs, autrefois, lorsqu'il apprenait durement le métier de la noblesse. Elle avait reflété l'œil inquiet de son ennemi, avant que de fendre son corps. Enfin, elle avait été forgée pour lui, à la vie à la mort. Dans un geste furieux il jeta l'arme sur le lit, traversa en trombe ses appartements et en sortant s'engouffra prestement dans le couloir qui menait aux parties communes du château.

Immortalem Memoriam - Livre Premier - Le cabinet des mignardisesWhere stories live. Discover now