IMMORALE (camren)

30. Lumière de juin

Lauren

- Ton sac est prêt ? me demande Alejandro en passant la tête par l'embrasure de la porte.

Je contemple ma chambre, complètement vidée. Une année de vie mise dans des cartons, et des vêtements d'été devenus trop grands dans ma valise.

- Je récupère le camion à huit-heures demain, me précise mon beau-père. Je pense qu'on pourra prendre la route vers midi. On marquera une première étape à Colombus pour la nuit, chez des amis à moi, puis une deuxième à Greensboro, où j'ai réservé un motel. On devrait être à New York dans trois jours.

Alejandro me sourit, avec un semblant d'enthousiasme qui ne trompe personne, pas même lui.

- Ça te va bien, cette tunique, lance-t-il pour essayer de dire quelque chose de gentil. Tu risques de crever de chaud dessous, vu le soleil dehors, mais ça te va bien.

Ma robe académique me va en effet mieux que n'importe quelle fringue que je possède. En trois mois, j'ai fondu. D'abord, parce que pendant quatre semaines, j'ai été incapable d'avaler quoi que ce soit. Puis parce que j'ai découvert le running- la seule chose qui m'a aidée à tenir le coup. A trouver le sommeil la nuit. A transformer ma rage et mon cœur brisé en quelque chose de vaguement supportable. Courir, tracer la route, filer à travers les paysages. Une heure, deux heures par jour, parfois plus. Mon corps de citadine habituée aux taxis et aux métros est devenu sec. Ma silhouette, affûtée. Mes cheveux ont radicalement éclairci sous le soleil, mon teint s'est buriné. C'est une autre personne qui s'apprête à quitter Felt, bien différente de la jeune fille qui est arrivée il y a un an. Une personne cassée par la vie et qui a dû survivre. Une personne dont le cœur a été brisé, et qui l'a rafistolé comme elle a pu.

Une jeune femme qui tient avec du Scotch et des bouts de ficelles.

Mais qui tient. Et qui demain partira sans se retourner.

J'ai tout affronté seule. La réprobation parentale. Les mensonges à la ville entière pour sauver les apparences. Les rumeurs persistantes au lycée. Les moqueries. Les réseaux sociaux et le téléphone portable étroitement surveillés. L'accès internet limité. Le silence de Camila. Son silence qui m'a assassinée.

J'ai tout déjoué patiemment pour lui parler mais n'ai jamais eu de nouvelles, de réponses, excepté celles que me donnait Lake. Ma belle-sœur m'a affirmé qu'elle allait mal, qu'elle souffrait aussi... Mais si elle avait ressenti ne serait-ce qu'un centième de ma peine, elle aurait tout fait pour me contacter ! Elle aurait déployé les mêmes efforts que moi !

Ma mère avait raison. Alejandro aussi.

Camila ne m'a jamais aimée. Elle l'a peut-être cru, mais je n'étais qu'un de ses projets destructeurs de plus. Demain, je partirai pour New York. Avant la tombée du jour, elle sera rentrée à Felt. On ne se reverra jamais, plus jamais. C'est le serment que je me suis fait, il y a des semaines déjà, quand j'ai compris que cette histoire s'était déroulée en grande partie dans ma tête.

Ne plus la revoir. Condition numéro un à ma survie. Parce que même aujourd'hui, si elle apparaissait devant moi, je ne crois pas que je pourrais résister à mes sentiments. Après tout, n'est-ce pas comme ça que tout a commencé ? Parce que je n'ai pas su résister ?

La cérémonie de remise des diplômes est interminable sous ce soleil de plomb. Quand on appelle mon nom, j'avance sous les « hourras » faux culs de mes camarades et fais ce que j'ai appris ici : sourire hypocritement. Je serre la main du recteur, de ma mère. J'attrape le diplôme. J'applaudis mollement à l'appel du nom des autres. Les dinah, les Brooke, tous ceux qui m'ont craché dessus et m'ont traitée de « lesbienne baiseuse de sœur ». Quand Shawn grimpe sur scène, mon cœur se serre. Il a tenté, ces trois derniers mois, de me parler, qu'on se rapproche. Mais notre amitié était brisée. Même s'il n'est pas réellement fautif, ce qu'il a raconté à Brad a été un tel détonateur dans ma vie, avec des conséquences si catastrophiques, que je suis incapable de lui pardonner.