Le troisième don

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     L'Erèbe, la première région des Enfers, est pleine de brouillard. Elle ne voyait plus ses pieds, alors qu'elle dévalait une deuxième volée des marches infernales, rendant son chemin encore plus périlleux. Plus elle descendait, plus la brume s'épaississait, prenant presque la consistance d'un nuage. Mais elle était loin, très loin du ciel.

     A force de patience et de prudence, elle arriva sur une surface plane : un rond de pierre plutôt spacieux, lui aussi baigné par la brume. Sauf qu'ici, elle n'était plus blanche ou grisâtre, mais noire. Elle délimitait le large périmètre du cercle en tombant dans le néant. Tout autour était noir ici. Noir, sombre et vide.

     -Tu as mené un rude combat, n'est-ce pas ? Susurra une voix dans l'obscurité.

     -Qui est là ? demanda-t-elle en sursautant. Qui êtes-vous ?

     Méfiante, elle sortit le poignard. Heureusement que la Sibylle le lui avait donné. Elle se sentait plus en sécurité grâce à lui.

     -Je suis partout et je suis nulle part, répondit la voix mystérieuse. Je suis...

     -Ça n'est pas une identité ça. Montrez-vous !

     -Tu es bien téméraire. Tu me coupes la parole, tu me donnes des ordres. J'ai rarement vu quelqu'un d'aussi arrogant à mon égard.

     La jeune femme sentit un vent glacial passer tout près d'elle. Elle rassembla les lambeaux déchirés de sa robe pour se protéger, en vain.

     -Si je savais qui vous êtes, peut-être que cela me rendrait plus sage, tenta-t-elle d'amadouer son interlocuteur inconnu.

     -Oui, tu as raison. Cela te rendrait effectivement plus sage. Mais si tu m'avais laissé finir, tu pourrais deviner qui je suis.

     -Je n'ai pas très envie de jouer aux devinettes, affirma-t-elle en croisant les bras, catégorique. Merci bien.

     -C'est moi qui décide, vermine ! cria la voix.

     Une main géante et invisible balaya la jeune femme. Elle fut propulsée dans les airs avant de voir le sol se reprocher dangereusement. Elle tendit les mains devant elle pour éviter de se fracasser le crâne et son épaule se déboîta à l'impact. Puis, un pied se posa sur sa poitrine. Un pied enfermé dans une botte noire rutilante. Dans la botte était coincé un pantalon noir, lui-même retenu par une ceinture noire. Une cape noire, passée par-dessus un plastron noir, constituait la dernière touche noire de cette allure noire qui avait posé le pied sur la poitrine de l'héroïne. La silhouette pesant de tout son poids sur ses poumons, elle suffoquait. Mais elle voyait avec une incroyable lucidité les traits sévères de la personne qui l'asphyxiait. Un visage blanc et rond. Pas de cheveux, pas de sourcils. Des yeux durs et froids comme la pierre qui lui cassait le dos. Des lèvres bleues et fines, un nez sec et lorsqu'il se mit à parler avec un franc sourire, elle aperçut ses dents pointues de requin :

     -Bonjour Pénélope.

     -Thanatos... trouva-t-elle la force de dire dans un souffle.

     Un flot de panique lui remonta jusque dans la gorge. Elle avait provoqué le Dieu de la Mort en personne. Elle était vraiment stupide. Elle avait pris cette mauvaise habitude de provoquer tout et tout le monde depuis quelques années. Cela lui jouait souvent de mauvais tours. Mais elle avait une telle colère en elle, une telle rage qu'elle ne pouvait contrôler ses élans provocateurs.

     -Oui, c'est bien moi. Je t'avais dit que tu aurais dû être plus respectueuse.

     -N'attends pas de moi... tenta-t-elle en essayant d'inspirer le plus d'air possible entre deux mots. N'attends pas de moi... que je sois... docile.

     Cette réponse énerva tant le Dieu qu'il leva sa botte et l'écrasa avec force sur l'épaule déjà douloureuse de la jeune femme. Elle ne put à la fois faire rentrer de l'air dans ses poumons et retenir ses gémissements. La Mort se délecta donc du son de sa souffrance.

     -Toi qui vois tout, dit la jeune femme en se tenant l'épaule, tu sais ce que j'ai traversé. Je ne plierai plus devant personne. Tu peux t'amuser avec moi, tu peux me torturer autant que tu veux. Que peux-tu me faire subir de plus que ce que j'ai déjà vécu ?

     Cet aveu fit brusquement monter des larmes dans ses yeux. Elle les ravala rageusement et fit une pause pour respirer profondément après tant de mots dits à la suite. Enfin, elle acheva ainsi :

     -Finissons-en. Nous voulons tous les deux la même chose. Prends-le.

     Thanatos tourna autour d'elle quelques instants, hésitant en lui-même. Le bruit de ses bottes résonnait dans la caverne. Puis, il soupira :

     -J'ai bien peur que tu aies tort, Pénélope. Bien que tu m'aies manqué de respect tout à l'heure, tu surestimes mes pouvoirs. Je ne suis pas la Justice, je suis la Mort. Je ne vois pas la vie des hommes. Je la leur prends, c'est tout.

     Il fit encore quelques allers-retours nerveux avant d'ajouter :

     -Ton discours me touche. Bien des gens me craignent, et pourtant, moi aussi j'ai un cœur. Je ne t'infligerai rien de plus. Je pense t'avoir assez punie pour ton arrogance. Mais si je puis me permettre un conseil, cesse de provoquer tout le monde. Tu ne gagneras pas à chaque fois. Adieu Pénélope. Bon retour parmi les tiens.

     Disant cela, il plongea sa main dans la cage thoracique de Pénélope et en sortit son cœur. Elle s'attendait à ressentir une douleur insensée, telle qu'elle n'en avait jamais connue. Elle était prête à la supporter. Mais il ne se passa rien. Elle ne sentit rien lorsque le Dieu ne fit qu'une bouchée de son organe vital.

Une saison en enferOù les histoires vivent. Découvrez maintenant