Une saison en enfer

La prouesse d'Arachné

     Durant l'absence de Pénélope, Pasiphaé n'avait pas été la seule à agir. Athéna non plus n'avait pas chômé. Elle s'était rendu dans un recoin isolé du champ des pleurs, la zone que l'on attribuait aux morts qui s'étaient suicidés, et avait frappé à la porte d'une petite cabane délabrée. Personne n'avait répondu, alors elle avait poussé le pan de bois branlant qui s'était mis à grincer.

     L'intérieur semblait abandonné : pas de lumière, pas de trace d'une présence humaine, des meubles plein de poussière et des toiles d'araignées gigantesques et filasses qui tapissaient chaque recoin de la seule et unique pièce du réduit. Mais Athéna savait que l'endroit était habité. Habité par une immonde créature qui ouvrit ses huit yeux globuleux lorsqu'elle entendit les pas de la déesse sur le plancher.

     -Que fais-tu là, satanée sorcière ? cracha une voix au-dessus de sa tête.

     Athéna leva les yeux au plafond et vit une énorme araignée, de la taille d'un être humain, qui détendait ses immenses pattes velues et faisait claquer ses pinces venimeuses. Son corps rond, tout aussi poilu, aurait aisément pu l'écraser si la bête en décidait ainsi. D'autant plus que la déesse n'entrait pas vraiment dans ses bonnes grâces.

     -Bonjour Arachné, dit-elle aimablement en inclinant légèrement la tête.

     -Je t'ai demandé ce que tu fiches ici, sale traîtresse ! Éructa le gigantesque insecte.

     -Je suis venue te demander ton aide, avoua humblement Athéna, s'attendant déjà à une réponse négative.

     -Tu as du culot ! Cria Arachné en se précipitant le long du mur pour descendre au sol et faire face à la déesse. Venir ici, me demander mon aide, après m'avoir transformée en cette chose !

     Elle claqua à nouveau des pinces juste sous le nez d'Athéna qui ne recula pas. Elle contint une grimace de dégoût quand elle vit de plus près ces petits yeux humides qui la dévisageaient méchamment.

     -Je ne passerai pas par quatre chemins, déclara Athéna d'un ton ferme. Les femmes des Enfers sont sur le point de se rebeller contre la domination masculine. D'ici peu de temps, il y aura probablement une guerre. Tu peux choisir de participer à cette rébellion, ou rester recluse ici, dans tes toiles.

     L'araignée parut prendre de l'intérêt à cette nouvelle. Elle se radoucit et prit un instant pour réfléchir.

     -Pourquoi voudrais-je me joindre à vous ? Susurra doucement le monstre. Après tout, c'est de toi que j'aimerais me venger, pas des hommes.

     -Vas-tu me dire qu'aucun homme ne t'a jamais fait du tort ?

     Arachné ne répondit pas. Des souvenirs défilèrent devant ses huit yeux et pendant quelques temps, elle sembla perdre le fil de la conversation. Visiblement, Minos n'avait pas jugé bon de lui retirer sa mémoire. Il était probablement trop content qu'elle se souvienne de sa rancœur à l'égard de la prudente Athéna, qui ce jour-là ne s'était finalement pas montrée si sage.

     -Ta mission serait de la plus haute importance, continua la déesse, qui profita du silence pour rebondir sur le sujet qui l'intéressait. Je viens quérir ton aide pour piéger mon père, rien de moins. La gloire que tu pourrais en tirer serait démesurément grande et toutes les femmes vénèreraient ton nom, si tu y parvenais. A toi seule, tu pourrais arrêter le Dieu des Dieux et mettre un terme aux souffrances des femmes.

     -La tentation est grande, répondit Arachné, mais si tu crois que la renommée m'intéresse, tu te trompes.

     -Alors que veux-tu en échange de tes services ?

     -Je veux redevenir humaine, grogna l'araignée avec envie.

     -Marché conclu, c'est justement ce que je me proposais de t'offrir.

     -Ce n'est pas tout, renchérit Arachné en avançant de quelques pas encore, un éclat machiavélique dans le regard. Je veux que tu sois transformée en araignée à ton tour.

     Bien évidemment, Athéna s'était attendue à cette requête et elle s'était préparée à l'accepter, s'il fallait en arriver là. A cette époque, elle avait tout de même encore espoir de convaincre les femmes du conseil d'éviter la guerre. Cependant, voici le marché qu'elle soumit à son interlocutrice :

     -C'est d'accord. Si nous devions affronter une guerre et que tu menais à bien ta mission, je jure de passer chaque année six mois de mon existence sous la forme d'une araignée. Quant à toi, tu serais à nouveau humaine pour le restant de ton éternité sous terre. Cela te semble-t-il honnête ?

     Leur pacte fut scellé par une poignée de main et la déesse expliqua son plan à l'insecte. Enfin, elles convinrent d'agir lorsque qu'Athéna en donnerait l'ordre.

***

     Quant Hadès mourut et que le signal fut donné, Athéna et Arachné mirent leur plan à exécution. La déesse métamorphosa l'araignée en la belle jeune femme qu'elle était à l'origine et elle demanda à Hermès de parler d'elle au Seigneur de l'Olympe. Sa réaction fut instantanée : en entendant qu'Arachné, ayant repris forme humaine, était à présent la plus jolie fille des Enfers, Zeus envoya son messager kidnapper la jeune femme. Il n'avait encore jamais goûté à une âme. Cela serait sans doute exquis. Un plaisir divin.

     Sans le savoir, il passa une nuit pleine de volupté avec celle qui le mènerait à sa perte.

     Une fois repu de luxure, satisfait d'avoir les bourses vides, le Dieu s'endormit paisiblement. C'est à ce moment-là qu'Arachné reprit sa forme secondaire. De ses longues pattes agiles, elle tissa sa toile à l'aide de la semence du Dieu dont elle était remplie. Lentement, précautionneusement, elle lui confectionna un cocon douillet mais solide et collant dans lequel son sommeil s'alourdit encore. Par prudence, elle lui injecta également une bonne quantité de venin. A son réveil, Zeus ne pourrait plus bouger. Ses membres engourdis par le poison seraient coincés au milieu d'une immense toile digne d'une œuvre d'art, dont il serait le personnage principal. Elle illustrerait tous ses péchés et symboliserait sa concupiscence.

      Arachné, tranquille et fière, veillait sur sa proie.