Une saison en enfer

Cerbère

     Elle atterrit à genoux sur le seuil des Enfers, le nez suspendu au-dessus d'une volée de marches qui descendaient dans les profondeurs de la Terre. Mal en point, la tête lui tournant un peu, elle se releva tout de même. L'estomac au bord des lèvres, elle voyait des points lumineux danser autour d'elle mais elle entreprit la descente. Il fallait se faire une raison : elle savait que son sang ne serait pas le seul sacrifice qu'on attendrait d'elle avant d'arriver au bout du chemin.

     Un bruit d'eau lointain, des murmures tout proches, telle était la musique qui rythmait ses pas dans le noir. Elle avait peur de trébucher et de tomber dans l'abîme inconnu qui s'étendait de part et d'autres de l'étroit escalier de pierre. Elle n'aurait rien pour se retenir, rien à quoi se raccrocher si son pied ripait, et ce corps mortel en subirait les douloureuses conséquences.

     Fort heureusement, elle aperçut l'entrée d'une autre caverne au bout de l'escalier. La dangereuse descente était terminée mais quelque chose de non moins dangereux l'attendait à l'intérieur de cette niche de pierre. Lentement, précautionneusement, silencieusement, elle avança. Elle sortit son poignard et se mit en garde : la bête était là.

     Les trois têtes du chien reposaient sur le sol et l'horrible animal ronflait dans son sommeil, emplissant son repaire d'une odeur fétide. Son corps imposant et immobile emplissait presque l'intégralité de la cavité. Ses énormes pattes enchaînées étaient pourvues de griffes aussi grosses que des obélisques et la jeune femme n'ignorait pas qu'un seul coup d'une de ces choses suffirait à la couper net en deux parties égales.

     Trop absorbée par la contemplation de sa future mort, elle ne se rendit compte que la créature avait ouvert les yeux que lorsqu'elle se mit à parler. Elle sursauta en entendant ces mots :

     -Bienvenue

     -Jeune

     -Étrangère, dirent les trois têtes chacune à leur tour en se redressant.

     Elles parlaient avec une fluidité si parfaite que l'on eût dit une seule personne.

     -Je suis

     -Cerbère

     -Le chien des Enfers, s'annoncèrent-elles.

     Les voix étaient différentes mais elles parlaient sur un ton sage et mesuré. La jeune femme croyait se trouver devant un bibliothécaire bienveillant. Cependant, il ne fallait pas tomber dans le piège. Il serait furieux quand il saurait. Elle ne pouvait pas y échapper, il faudrait l'affronter. C'était la seule façon de rentrer chez elle.

     -Pour te laisser passer,

     -Je dois te tester,

     -En cas d'échec tu seras mangée, acheva Cerbère, les yeux brillant de convoitise.

     La jeune femme ne percevait toujours pas de menace dans sa voix. Cela ressemblait plutôt à une déclaration officielle. Comme si on lui annonçait que le dîner serait servi à dix-neuf heures. Sauf que si elle échouait, le dîner, cela pourrait bien être elle.

     -Je ne suis pas une étrangère, affirma-t-elle avec aplomb. Je suis descendue ici lorsque je suis morte, comme tout le monde. Mais je me suis échappée il y a dix ans de cela. Aujourd'hui, je suis de retour pour retrouver ma place et rendre compte de ma mission. Pour y parvenir, je sais que je dois me débarrasser de mon corps de mortelle. C'est pour cela que je me tiens devant vous.

     Un long silence suivit son discours. La bête avait l'air de réfléchir.

     -Ta mission ? demanda finalement l'une des têtes.