(34) L'Erèbe et ses Parques

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Je suis bel et bien devant un guichet. Alors ça c'est excellent !
Les méthodes ici ne sont pas des plus charitables : si tu as une sépulture et que par conséquent ta famille t'a placé une pièce en or dans la bouche alors l'on te dirige vers le droite, une autre file d'attente mais qui conduit directement au paradis.
En revanche, si tu as le malheur de ne t'être pas suicidé avec de la monnaie, une obole, pas de Paradis pour toi. Tu peux errer pendant des millénaires dans le flou le plus total.

Pourquoi ai-je employé le mot "millénaire"?
Toute notion temporelle a disparu ici, le mot est une aberration.

Disons plutôt que tu dérives lentement aux confins de la folie et de l'oubli et que tu finis par prendre l'air ahuri des personnes qui se tiennent à mes côtés en ce moment-même.
Leur regard est malveillant et inquiétant. Oui, leur regard au singulier car ils ont tous les mêmes prunelles rougeoyantes. Les mêmes corps décharnés et faibles aussi.
Pour que des corps qui n'en sont même pas de vrais atteignent cet état de dégradation, il faut qu'ils soient là depuis un sacré moment.

J'aimerai que la file avance plus rapidement. Ils commencent vraiment à me faire peur, la malveillance de leur regard s'est teintée d'avidité. De jalousie. D'envie.
Je les sens fébriles, près à me sauter dessus à tout moment.

Pour tromper mon angoisse, je décide de visualiser les autres composantes de ce qui m'entoure : des enfants en bas-âge, qui ont probablement péri faute d'avoir un système immunitaire suffisamment développé lors de leur naissance, des hommes aux toges chatoyantes qui malgré tout leur argent ne devaient pas être très heureux, des femmes au teint livide, aux lèvres exsangues, probablement décédées durant leur labeur infernal.
Mais le plus comique dans ce remue-ménage, si l'on peut parler de comique dans une telle situation, c'est indéniablement les bébés qui se tiennent d'ores et déjà sur leurs jambes, faute d'un autre moyen de locomotion.

Et puis je me souviens de là où je suis, que ces enfants sont morts et qu'il y en a d'autres qui le seront bientôt si je ne fais rien, alors mon sourire s'efface comme il était venu.
C'est mon tour. Je me retrouve face aux Parques bien sûr.
Celle qui possède une ouïe est étonnamment la seule à demeurer muette.  
Celle qui détient l'oeil et qui est donc en mesure de me voir s'apprêtait à me poser une question avant d'être interrompue par sa soeur aveugle et sourde.
Cette dernière se penche par dessus moi au-dessus de son guichet;

"Ma petite...tu n'essaierais pas de nous mener en bâteau en te faisant passer pour morte alors que tu ne l'es pas?"

Elle ouvrit une bouche qui comptait une unique dent jaunie. Elle avait eu droit à la dent...
Mais comment une personne qui s'est vue dépourvue d'autant de ses sens peut-elle savoir que je ne suis qu'à moitié morte? C'est là qu'est tout le mystère...

La soeur qui possède l'oreille eut un mouvement imperceptible. Sans doute sa manière de lui communiquer mon mutisme, il ne devait pas être facile d'échanger des informations sans tympans...c'était à son tour de s'adresser à moi.

"Ma soeur croit que tu es une de ces dormeuses agitées qui viennent nous induire en erreur pour passer aux Enfers et retrouver leur famille plus tôt, mais ce n'est pas le cas n'est ce pas?"

Julia était plus qu'interloquée. Qui aurait envie de se faire passer pour mort?
Et qu'est-ce que c'était que cette histoire de dormeurs?
Soudain un déclic eut lieu dans sa tête : elle se souvenait des histoires que son père lui narrait les soirs avant qu'elle ne s'endorme...à l'époque où il le faisait encore.
Mais là n'était pas la question. Elle était fascinée par la mythologie et un chapitre entier était consacré à l'Erèbe dans le grand livre. Elle était présentée comme la région la plus proche de la surface de la Terre, celle où les âmes des dormeurs se rendent pendant leur sommeil.

De ce fait, les soupçons de la Parque n'ont pas les mêmes fondements que ceux que je leur attribué...elle pense simplement que je suis endormie.
Quelle meilleure façon de lui prouver le contraire que de lui faire goûter ma salive avec son reste de poison? Je suis décédée il y a à peine dix minutes, il doit bien rester...

Ces méthodes ne sont pas des plus ragoûtantes, je vous l'accorde, mais en désespoir de cause il faut parfois accomplir des actes improbables.
Je ne suis plus à ça près...

Je lui fais ma proposition, que l'entendante accepte pour les deux autres.
Celle qui a l'oeil le braque froidement sur moi pour vérifier que je ne sors pas le poison de la poche de ma robe. Je crache dans un flacon et le leur tend.

Les preuves sont irréfutables : elles me demandent si j'ai une pièce sur moi.
Je souffle un peu : elles n'ont pas senti le goût de l'ambroisie ! C'est ma chance...

Je secoue la tête en joignant la parole à ce geste, pour qu'au moins deux des trois soeurs comprennent ma réponse. Je ne suis pas en mesure de m'exprimer avec mes dents, navrée...
De guerre lasse, c'est pourtant la seule qui n'a pu ni me voir ni m'entendre qui m'indique le chemin des Enfers. Décidément, je ne comprendrais jamais...
Elles m'ont parues déçues, je crois qu'elles auraient apprécié un peu d'animation car leur tâche semble se résumer à conduire des âmes aux Enfers.

Il y en a bien peu qui vont à droite. Pour ma part, ce n'est pas la direction qu'il me fallait prendre.

Julia Caesaris Où les histoires vivent. Découvrez maintenant