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Anna ne chercha pas à se relever tout de suite. L'idée même l'épuisait. Panser ses nombreuses plaies avait pris beaucoup de temps et l'avait vidée des maigres forces que la nourriture et l'eau lui avaient données un peu plus tôt.

Mais plus que ça, c'était peut-être aussi le fait qu'elle se sentait à cet instant plus perdue que jamais.

Elle avait traité ses blessures du mieux qu'elle pouvait, même si elle était à peu près certaine de garder de nombreuses marques de ce tournant traumatisant de sa vie, elle avait mangé et bu comme jamais elle n'aurait pensé le faire auparavant, le tout dans l'abri le plus tangible qui lui avait été donné de trouver, loin des cendres qui pleuvaient toujours sur cette ville fantôme en ruines, peuplée d'ombres et de cadavres.

Et maintenant... Quoi ?

Devait-elle vraiment bouger ? Faire quelque chose ?

Quelle importance quand on voyait ce que son univers était devenu ?

Pour être honnête, Anna ne pensait de toute façon pas avoir encore le courage ne serait-ce que de réfléchir, un détail qu'elle remarqua lorsqu'elle se rendit vaguement compte, grâce l'obscurité plus profonde dans laquelle elle baignait à présent, nichée comme elle l'était entre deux rayons, qu'elle venait de passer elle ne saurait dire combien de temps à fixer d'un œil vitreux, aveugle, l'une des boîtes en carton vidée de ses pansements qu'elle avait abandonné sur le sol poussiéreux, il y a ce qui paraissait déjà être une éternité. C'était comme si elle flottait à présent hors du temps tel un spectre au cœur mécanique, regardant les secondes, les minutes, les heures peut-être, inconnues et toutes aussi immatérielles qu'elle semblait l'être, s'effilocher devant elle comme des échos distordus et irréels. Tout son corps paraissait grippé, comme des rouages d'horlogerie bloqués par un grain de sable. Elle ignorait quelle heure il était, et ne semblait tout à coup plus avoir la force de lever le bras pour essayer d'attraper son téléphone, toujours allumé et posé sur l'étagère près de son épaule gauche, afin de tenter de rechercher l'heure et la date sur son écran à la vitre étoilée.

Quelle importance cela pouvait-il bien avoir à présent, de toute façon ? Son monde s'était écroulé... Elle pouvait tout aussi bien rester prostrée ici, dans cette supérette en ruines, comme si cela lui permettrait peut-être de se perdre dans le néant brumeux assaillant désormais son esprit épuisé...

Comme si elle pouvait disparaître...

C'est alors qu'un étrange frisson ondula douloureusement le long de sa colonne vertébrale malmenée. Anna sentit les angles durs de l'étagère de fer lui rentrer dans le dos lorsqu'elle se raidit ainsi instinctivement, et elle crut entendre, l'espace d'un infime instant, un écho fantomatique de la voix de Claire hurler son nom dans sa tête sur un ton alarmé.

Réveille-toi !

Anna papillonna des yeux en fouillant l'obscurité grisâtre et grandissante du regard, les paumes soudainement moites sous les couches de sparadrap protégeant ses blessures.

Quelque chose... Il y avait quelque chose...

C'est à cet instant que retentit ce son qui devait hanter les cauchemars de l'adolescente pendant longtemps. Ce hurlement éraillé, métallique et sifflant, qu'elle reconnaîtrait désormais entre mille.

Anna eut un violent coup au cœur et patina quelques instants sur place pour tenter de se remettre sur des jambes flageolantes. Son premier instinct fut de s'enfoncer dans la pénombre réconfortante du magasin désert pour échapper à un possible retour cauchemardesque des flammes. Mais une autre partie d'elle-même, pleine d'une froide logique et qu'elle ne se connaissait pas jusque-là, la figea sur place, collée à son étagère oscillante, les doigts crispés sur le métal froid en ignorant la douleur que son geste y fit renaître.

Non, lui soufflait cette logique glaciale, si jamais le bombardement devait reprendre, tu ne ferais que te condamner en te coupant d'une porte de sortie et en t'enfonçant davantage dans un bâtiment susceptible de s'effondrer sur toi et de t'ensevelir.

Aussi Anna ne bougea-t-elle pas, tendant à la place l'oreille pour tenter de capter le moindre son susceptible de l'informer sur ce qui se passait dehors. Son corps n'était plus qu'une enveloppe tendue et blessée, et aurait-elle dû courir qu'elle n'aurait pu que clopiner tant ses pieds étaient encore douloureux, mais la jeune fille ne s'en rendait pas compte. Tout ce qui lui importait, à cet instant, c'était ce son.

Elle resta ainsi ce qui lui parut être des heures, mais qui ne fut en réalité que quelques minutes, tandis qu'au dehors, le vaisseau passait et repassait en hurlant sa litanie macabre telle une odieuse torture. À la fin, Anna tremblait comme une feuille et ses yeux rougis étaient à nouveau brûlants de larmes (frustration, peur, colère, douleur... qui aurait pu le dire ? Peut-être toutes ces émotions et sensations à la fois), mais elle ne bougea pas malgré tout.

Alors dans un sifflement, semblait-il rageur et grondant, le vaisseau s'éloigna. Ce ne fut que lorsque le silence fut complètement rétabli qu'Anna se laissa retomber au sol, le souffle bloqué dans sa poitrine en feu, frissonnant violemment tandis qu'elle refermait les yeux. La peur nichée au creux de son ventre lui donnait la nausée, et seule une volonté dont elle ignorait en elle l'existence l'empêcha de rendre tout ce qu'elle avait voracement avalé plus tôt.

Il lui fallut plusieurs minutes pour retrouver un semblant de calme, et une partie d'elle-même se demanda sans doute à ce moment-là comment elle avait pu songer un seul instant à rester en ce lieu. Si la menace incarnée par le vaisseau qu'elle venait d'entendre n'était pas suffisante en elle-même, les ombres grasses qui l'entouraient lui paraissaient à présent froides, lugubres et mauvaises, une sensation qui ne la quitta plus, même une fois qu'elle eût repris ce qui pouvait s'apparenter à un contrôle d'elle-même.

Les apparences pouvaient être trompeuses. Ici, elle disposait d'eau, de nourriture et de quoi se soigner. C'était à l'abri du vent et des cendres, et lui permettait de se cacher... Mais pour combien de temps ? Ce n'était qu'une illusion. Plaisante et rassurante au milieu de cette tourmente, certes, mais c'était quelque chose sur quoi on ne vivait pas longtemps.

Anna mourrait si elle restait ici. De cela, la jeune fille en fut soudainement persuadée.

Aussi se releva-t-elle lentement, une grimace plissant ses lèvres abîmées, et boitilla-t-elle jusqu'à une caisse défoncée sur laquelle reposait encore des produits prêts à être scannés. Elle s'empara d'un sac réutilisable et entreprit d'y glisser bouteilles d'eau, le reste de pansements et de désinfectant, et tout ce qui paraissait transportable et conservable en matière de nourriture. Face au poids final, elle fut tentée d'abandonner une des bouteilles, mais s'efforça d'oublier cette idée aussitôt pensée. Ne lui avait-on pas dit que l'eau était la chose la plus essentielle ?

Il lui faudrait faire avec.

Elle eut une nouvelle hésitation en reportant son regard sur l'extérieur. La pluie de cendres tombait toujours aussi drue, et Anna pouvait sentir son courage l'abandonner de nouveau, petit à petit, à la pensée qu'il lui faudrait de nouveau s'aventurer là-dessous. Et cette fois, impossible d'utiliser les restes de son manteau pour s'abriter : elle n'aurait pas la force de tenir le vêtement à bout de bras au-dessus de sa tête tout en portant le sac qu'elle venait de préparer.

Mais là encore, la solution fut trouvée près de la caisse : un carton de petits parapluies avait été mis à disposition sous le tapis roulant comme offre d'achat de dernière minute. Si le carton lui-même avait été renversé dans la panique, il restait encore à l'intérieur quelques parapluies, toujours dans leur petit étui comme s'ils n'attendaient qu'elle. Et c'était peut-être idiot, mais le soulagement indicible qu'Anna ressentit à leur vue aurait pu la faire de nouveau pleurer.

Sans perdre davantage de temps et de volonté, Anna s'empara du plus sombre du lot, batailla quelques instants avec l'étui qu'elle jeta au sol et s'approcha de la porte qu'elle avait laissée ouverte. Elle ignorait où aller, mais à cet instant précis, peu importait tant qu'elle s'éloignait de cet endroit de mort.

Alors sans un regard en arrière, Anna ouvrit le parapluie et s'engagea dehors, portant comme elle pouvait le sac contenant le nécessaire pour qu'elle puisse survivre vaille que vaille les prochains jours.

Les cendres ne tardèrent pas à l'avaler, effaçant ses traces de pas comme si la jeune fille n'était jamais passée par là.

Les Insoumis : A Star Wars StoryOù les histoires vivent. Découvrez maintenant