Je n'aurais pas dû ouvrir ma gueule.
Je le sais que c'est interdit. Et je l'ai fait quand même. Il y a vraiment quelque chose qui ne tourne pas rond dans ma tête.
J'ai terminé dans le placard.
Je ne sais pas ce qui est le plus horrible : les rats qui se faufilent entre mes jambes, l'odeur des sanitaires juste à côté ou la moisissure qui suinte au-dessus de ma tête. Les Cousines m'en ont enfin libéré au bout de trois heures.
Quand j'ai eu quatorze ans, j'ai lu Matilda de Roald Dahl en cachette. Il était dans les affaires d'une nouvelle arrivante. Les Cousines me l'ont enlevé bien sûr, et je crois qu'il a été brûlé. J'ai dû jeûner pendant deux jours.
Je me souviens encore de tous les mots, de chaque phrase. J'ai tous les personnages dans ma tête. C'est la seule chose de l'Extérieur que j'ai pu lire.
Je me suis tout de suite identifiée à cette petite fille et je suis presque sûre que les Cousines se sont inspirées de Madame Legourdin. Le placard dans son bureau est exactement le même dans lequel j'ai passé toute la nuit dernière.
Tout est pareil. Le placard est trop étroit pour s'y asseoir et si on essaye de s'appuyer sur les parois, les clous qui dépassent et d'énormes échardes nous empêchent de le faire.
Je ne sens plus mes jambes. Je crois que j'ai pleuré aussi. Je ne m'en souviens pas.
Les Cousines ont réussi leur coup. Je n'ouvrirai plus jamais ma gueule. Je vais rester silencieuse et je me contenterai de penser. Et encore, penser, c'est trop. Si quelqu'un découvre ce cahier dans mon matelas, je suis foutue. Quand je dis foutue, c'est morte de chez morte. Je veux même pas savoir ce qu'elles feraient.
Je suis retournée en classe juste après le placard. Je crois que je n'ai pas suivi grand-chose du cour de couture de Cousine Prévoyance. J'ai mes mains qui tremblent. Il faisait si froid dans le placard. J'ai un pull qui gratte. Saloperie de laine. Il est hideux et trop grand. Pourtant, c'est moi qui l'ai tricoté. Les Cousines ne voulaient pas gâcher et elles m'obligent à le mettre pour me forcer à m'améliorer. Je crois que je vais le porter encore longtemps. J'ai entrepris la confection d'un nouveau gilet, mais pour l'instant, je n'ai qu'une manche de faite. Et en plus, elle ressemble à une chaussette. Je ne suis vraiment pas douée en couture.
Je reprends. La Cousine qui nous surveille est entrée dans le dortoir. Cousine Clairvoyance dort dans la chambre juste à côté. Heureusement, son lit grince quand elle se lève. Ça me laisse le temps de planquer mon cahier. Je n'ai presque plus de pages. J'écris tout petit, comme ça, je gagne un peu de place. Mais, dans une semaine, ce sera finie. Je ne sais pas ce que je vais faire quand je n'aurai plus d'espace. Ecrire ces lignes me permet de ne pas devenir folle.
C'est la chose la plus dingue que j'aie jamais faite. Je me sens un peu plus vivante comme ça. On ne peut pas m'enlever l'écriture. Mais je n'ai pas le courage de recommencer. J'ai volé ce carnet dans le bureau du Lumineux quand il enseignait la voie de la Sagesse à Petit frère. Je ne pourrais pas le faire une deuxième fois. C'est au-dessus de mes forces. J'ai ma gorge qui s'assèche rien que d'y penser. J'ai vu une fille se faire fouetter au martinet par Cousine Douce pour avoir pris une pomme dans la réserve. Cousine Douce est la pire.
Il faut que je pense à autre chose.
Petit frère, c'est pas vraiment mon petit frère, pas plus que les Cousines ne sont nos vraies cousines. Petit frère est un gamin dont je m'occupe. C'est pour mieux nous enseigner à s'occuper des enfants. Petit frère ne parle jamais. Je ne sais pas ce qui se passe dans sa tête. Parfois, il vient se réfugier dans mes bras sans aucune raison. J'essaye de lui donner un peu d'affection.
Je dis « affection » mais je ne sais pas exactement ce que ça veut dire. J'ai trouvé ce mot dans une des lectures des écrits du Lumineux. C'est comme de l'amour, mais en moins fort. L'amour, c'est ce qu'éprouve le Lumineux pour nous. L'amour, c'est la protection en échange de l'obéissance.
Je trouve que ça correspond bien. J'ai juste enlevé la partie « obéir ».
Petit frère et ce carnet. Oui. Ce sont les seuls choses qui m'empêchent de virer tarée.
Je n'ai presque plus de pages. Je ne sais pas comment je vais faire.
Cousine Clairvoyance fait beaucoup d'allers-retours, je me demande ce qu'il se passe. J'ai entendu la porte du dortoir s'ouvrir et des chuchotements. J'ai eu l'impression qu'on me regardait. Je n'ai plus bougé. Il y avait une voix que je ne connaissais pas parmi les murmures. Je n'ai pas osé me retourner. Je crois qu'on a une nouvelle pensionnaire. Ça arrive parfois mais c'est rare. La plupart d'entre nous sont nées dans le Domaine du Lumineux.
Les nouvelles, c'est toujours un cadeau pour moi. C'est comme si un fragment de l'Extérieur venait nous rendre visite. Elles ne restent pas longtemps des filles de l'Extérieur. Une fois qu'elles sont entrées dans le Domaine du Lumineux, elles apprennent à se comporter comme nous. Les Cousines leur mettent une muselière pour les empêcher de nous contaminer avec leurs idées déviantes. Elles ne l'enlèvent que lorsque la nouvelle a appris sa leçon.
Quand je suis arrivée ici à l'âge de quatre ans, j'ai eu le droit aussi à la muselière. Normalement, on doit appeler ça le Renouveau. Mais j'ai vu les chiens des protecteurs du Lumineux : ils avaient la même chose et ils appelaient ça une muselière.
Demain, je vais voir qui est la nouvelle. Peut-être qu'elle est aussi nulle que moi en couture ? J'aimerais bien, j'en ai assez de me prendre des réflexions sur mon pull moche.
Je le raconterai demain. Il faut que je dorme sinon, je ne serai jamais capable de me lever.
Je n'ai presque plus de pages.
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Le Foyer [En pause]
Misterio / SuspensoHildegarde a deux cauchemars. Son prénom pour commencer et son passé. Cependant, un prénom, cela se change alors que son passé, lui, est peuplé de démons qui ne peuvent être oubliés. Accepter l'offre d'emploi du Docteur Stanhope est la seule soluti...