Chapitre 4. Les autres.

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Le plumeau courut sur le rebord impeccablement ciré de la fenêtre avant de s'immobiliser au milieu de son mouvement. Le regard d'Hildegarde dériva à travers la fenêtre et scruta la pelouse du parc. Depuis le début de l'après-midi, un étrange manège se déroulait dehors.

Depuis que la vice-directrice et intendante, lui avait demandé de nettoyer les pièces du rez-de-chaussée, elle s'était investie du mieux qu'elle pouvait. La pause du midi avait été écourtée, car après avoir terminé de préparer le déjeuner pour tout le monde, la vice-directrice n'avait pas souhaité qu'elle vienne mangé avec eux.

Hildegarde avait avalé son petit sandwich, seule, sur la grande table dans l'office.

Le travail de maison n'avait jamais gêné la jeune femme, bien qu'elle n'y voit qu'une sorte de supplice de Sisyphe infernal : à peine fini, il fallait déjà recommencer. Elle avait l'impression d'être revenue six ans auparavant. Elle se plia en deux, soudain aux prises avec une succession de souvenirs tous plus douloureux les uns que les autres. Ils se terminaient invariablement par une explosion de flammes. Elle força son esprit à se concentrer sur d'autres fragments de mémoire moins pénibles, plus neutres. Peu à peu, ses cauchemars s'atténuèrent jusqu'à reculer dans un coin de son esprit, prêts à ressurgir si elle ouvrait encore la boîte de Pandore.

Le ménage.

Le plumeau.

Le courant d'air.

Ancre-toi dans le présent.

Cette journée avait été l'occasion de découvrir le manoir. Hildegarde avait bien raison. Ce dernier était plus effrayant le jour que la nuit. Des filets de courant d'air glacé montant de la cave, brassaient l'air au rez-de-chaussée. Ils sifflaient dans les interstices de l'huisserie, soulevaient les voiles des rideaux comme la gorge d'une grenouille qui se gonfle. La bâtisse toute entière semblait respirer, prenant un long souffle et expirant doucement. Un monstre endormi.

Hildegarde frissonna.

La cave.

Au fond de l'office, il y avait une lourde porte en bois close. Quinze interstices et des vieux gonds de fer forgé. Elle le savait, durant tout son déjeuner, elle avait eu le temps de l'observer. Elle emplissait tout l'espace et semblait la narguer de venir l'ouvrir. Un ronflement semblait monter du sous-sol. Le bruit d'une chaudière ?

L'intendante lui avait ordonné de ne pas y mettre les pieds. Hildegarde n'avait pas besoin de cet avertissement pour savoir qu'elle n'était pas prête, ne serait-ce que de franchir le seuil !

Qu'y trouverait-elle cependant si elle le faisait ? Les cercueils des anciennes épouses du maître des lieux comme dans Barbe-bleu ? L'idée lui sembla si saugrenue, si... Elle se remémora le visage des autres pensionnaires, et soudain, cette pensée qu'elle tournait en ridicule, lui parut plutôt plausible en fait.

Et ce silence...

Dehors, il pleuvait. L'ampoule suspendue à un fil électrique nu, se balançait en clignotant dans l'office quand elle prenait son déjeuner. Dans les autres pièces, la luminosité n'était pas meilleure. Les abat-jours des lampes étaient si opaques qu'ils avalaient la lumière et n'en recrachaient qu'une lueur ténue et diffuse. Le temps n'avait fait que se couvrir au fur et à mesure de la journée et ce n'était pas ces petites installations qui lui permettaient de voir un peu plus clair.

Hildegarde qui surveillait toujours ce qui se déroulait à l'extérieur depuis la fenêtre du salon, plumeau en main, leva le nez vers le ciel. L'orage venait de gronder. Le fracas qu'il fit, habilla un peu le silence du manoir qui devenait trop pesant. La pluie allait salir toutes les vitres qu'elle s'était escrimée à nettoyer.

Le Foyer [En pause]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant