Acte II - Scène 6 : Fête bovine

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Le marquis fronça les sourcils en relisant les mots qui glissaient sur le papier qu'il tenait. Une vieille connaissance devait être arrivée à Loiziduc récemment. Il avait espéré laisser son passé derrière lui et voilà qu'il le rattrapait. La lettre le mettait en garde et en même temps, il n'avait pas tellement de choix. Il devait rencontrer cette personne. Il savait où aller et avec de la chance, son vieux camarade ne s'attendrait pas à ce que le marquis se déplace en personne. Il aurait préféré recevoir ce courrier plus tôt, cette nouvelle ne le réjouissait guère. Mais s'il devait y avoir un affrontement, il irait dès que possible. Ce serait donc le soir même.

Il alla à la rencontre de Morgan dans la salle d'eau. Celui-ci était presque entièrement nu, il essayait en vain de se débarrasser de la crasse de sa chemise autrefois blanche. C'était peine perdue mais il ne s'avouait jamais vaincu. L'eau ruisselait sur son corps glabre légèrement musclé. Habillé, il paraissait plutôt svelte mais il n'avait rien à envier aux statues grecques. Le marquis s'attarda devant cette vision rafraîchissante. Les épaules lisses du jeune homme étaient particulièrement attirantes. Concentré à sa tâche, Morgan ne remarqua pas la présence de son observateur silencieux. Ses muscles se dévoilaient sous l'effort. Puis, épuisé par le geste répétitif qui ne menait à rien, le serviteur souffla et releva la tête. L'autre était passé à son côté sans qu'il ne s'en aperçoive et s'était arrêté face à lui.

– Bel effort. Inutile mais intéressant. Occupez-vous plutôt de vous et habillez-vous, nous sortons en ville, ce soir.

– Comment ? En ville ? Ce soir ? Mais... Je n'ai plus rien à me mettre !

– Votre tenue de travail ira très bien. Je vois qu'elle est posée juste là.

– Attendez ! Vous vous fichez de moi ? Je ne vais pas m'habiller en femme pour aller en ville ! Je le tolère ici parce que vous l'avez demandé mais en dehors de manoir, ce n'est pas une obligation pour moi !

– C'est vrai. Ce n'est pas obligé. Mais vous n'avez rien d'autre et si vous y allez nu, vous serez mal vu.

– Mais je n'ai pas envie que qui que ce soit me voit en robe non plus !

– Nous ne croiserons personne, il fera nuit.

– Dans ce cas nous ne pourrons même pas passer les portes.

– Je sais entrer en ville quand je le veux. Le gardien nous laissera passer.

– Et donc... Le gardien me verra...

– Une personne sur toute une ville, ce n'est rien du tout. Si ça vous embête tant, je lui dirais de ne rien dire à quiconque. Je sais toujours me faire obéir. Peut-être pas tout à fait de vous, mais je saurais vous faire plier par la force si vous continuez ainsi...

Le marquis s'approcha de Morgan d'un air menaçant. Ce dernier déglutit. Il n'avait pas vraiment besoin de se le mettre à dos. Il ne l'avait pas encore interrogé sur son nom. Mais vu le regard glacial qui le transperçait, ce n'était sûrement pas le bon moment. À contrecoeur, il baissa la tête en signe de soumission. Une fois que le maître des lieux fut parti, il se releva et s'essuya avant de remettre sa tenue de domestique. Cette obéissance dont il devait faire preuve, ça l'épuisait bien plus que ne l'aurait cru. Lui qui avait des rêves de liberté, il se trouvait piégé dans une espèce de jeu malsain doublé d'un rapport de domination.

Ils quittèrent le manoir alors que le jour descendait à l'horizon. Morgan s'était couvert d'une longue cape qui cachait entièrement sa tenue et dissimulait son visage et sa chevelure sous un large capuchon. Il préférait rester prudent et discret. Le marquis ne s'inquiétait pas outre mesure des éventuelles rencontres qu'ils pourraient faire. Quand ils arrivèrent à la lisière des bois, ils commencèrent à entendre une clameur s'élever entre les murs de la cité. Il faisait nuit et pourtant, tous les habitants de Loiziduc semblaient éveillés. Les portes étaient encore ouvertes et personne ne les gardait. Morgan s'interrogea sur l'étrangeté de la situation puis fit un compte dans sa tête, murmurant parfois entre ses lèvres. Il suivait distraitement le Margrave qui le conduisait à travers d'étroites ruelles qu'il n'avait jamais remarqué.

Finalement, le jeune homme se souvint de la date. S'il y avait eu un tel remue-ménage à l'auberge, c'était à cause de la fête des bovins. Les énormes cornus avaient autrefois sauvé la ville. Enfin, pas au sens propre du terme. L'élevage avait permis à la ville d'avoir une bonne réputation, à cette époque, les affaires les plus florissantes reposaient sur les boeufs. Aujourd'hui, ce n'était plus tellement le cas, mais la fête était devenue une tradition. C'était un bon moyen aussi pour les citadins de se souvenir qu'un jour, ils avaient appartenu à une ville riche. Et qu'un jour prochain, les richesses reviendront. Un excellent moyen de garder le moral, en somme. Les festivités duraient généralement jusqu'au petit matin, les portes restaient alors ouvertes pour que les gens des hameaux alentours puissent venir et repartir quand ils le souhaitaient.

Il y avait donc plus de monde en ville que n'importe quel jour de l'année. Même les fêtes les plus importantes pour le reste du pays ne remplissaient pas autant les rues de Loiziduc que cette fichue fête des vaches ! Morgan grommela, c'était bien sa veine. Lui qui aurait voulu ne croiser personne, il risquait plus que jamais de croiser quelqu'un. Quelqu'un qui le reconnaîtrait sûrement, surtout comme il accompagnait le marquis. Celui-ci gardait la tête et n'avait que faire des quelques passants qu'ils croisèrent, alors que Morgan s'efforçait de se fondre dans le dos de l'autre. La chose n'était pas aisée, d'autant plus avec ses talons qui se coinçaient régulièrement entre les pavés inégaux. Le marquis s'arrêta brusquement devant une vieille bâtisse biscornue et Morgan se cogna contre son dos. Il aurait pu le bousculer et le faire tomber mais les pieds de son maître étaient restés parfaitement ancrés au sol.

– C'est ici. Entrons.

Sur ces mots, il poussa l'épaisse porte grinçante en s'aidant de son épaule et entra, suivit de près par un Morgan quelque peu affolé de ce qu'il avait entr'aperçu au dehors. Un groupe de jeunes s'étaient rapprochés alors il se dépêcha de refermer derrière lui en soupirant.

La Bonne et le Mâle [Terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant