Le Chevalier Solitaire restait figé. Il avait du mal à comprendre ce qui se déroulait sous ses yeux. Il n'était plus face à un monstre sanguinaire mais face à un couple de personnes prêtes à se défendre mutuellement. Il se demandait désormais s'il n'avait pas commis une erreur de jugement. Il se souvint du jour où il pensait avoir tout perdu et il s'était juré d'anéantir toute cette race de démons...
De très longues années auparavant, un petit garçon au large sourire courait à travers les champs. Il se jetait sur de petits insectes qui semblaient jaillir de nulle part tout autour de lui. Il en attrapait, parfois, et observait ces sauterelles avec curiosité. Il les relâchait toujours ensuite. Il avait appris que la nature devait rester où elle était pour perdurer. Il n'avait toujours connu que sa campagne, ses champs et les prés où paissaient des vaches noires et blanches. Il vivait dans un hameau où tout le monde se connaissait et se saluait aimablement. La vie était tranquille jusqu'au jour où il rentra chez lui et découvrit sa mère, effondrée dans la cuisine. Son père la tenait fermement dans ses bras tandis qu'elle sanglotait sans parvenir à s'arrêter. Quelque chose d'affreux s'était passé et il ne tarda pas à savoir et comprendre quoi. C'était plutôt fréquent dans cette région pauvre et éloignée de la civilisation. Sa petite soeur, née quelques jours plus tôt, avait déjà rendu l'âme. Son père ne supportait plus la détresse de sa femme. Ce n'était pas le premier enfant qu'elle perdait. En réalité, ils avaient beaucoup de chance d'avoir Seth. L'homme quitta la maison peu après. Il était déterminé à trouver un remède, s'il en existait.
Des mois plus tard, il revint, fier de sa découverte. Le jeune Seth rentra un soir à la tombée du jour et surpris une dispute entre ses deux parents. Le père disait qu'il avait trouvé une solution à leur problème et la mère la refusait en le traitant de fou irresponsable. Le ton monta d'un cran et l'homme frappa sa femme avec une force jusqu'alors insoupçonnée. La frêle épouse tomba à terre et des larmes commençaient à couler de ses yeux rougis. Le mari violent resta debout un instant, le poing serré et la main tremblante. Il reprit ses esprits et s'agenouilla auprès de celle qu'il aimait. Il l'enlaça et la supplia de lui pardonner. L'enfant remonta dans sa chambre sans un bruit. Il espérait que ce n'était que passager, que son père n'avait pas aussi radicalement changé en si peu de temps. Il n'avait encore rien vu.
Il traînait tard dehors, espérant capturer une créature de légende. Il pensait que seule la magie pouvait aider sa famille. Une vieille histoire parlait d'une petite bête, semblable à un insecte volant. Cet être magique était, disait-on, pourvu de quatre queues se terminant par une petite lumière bleue ainsi que de deux paires d'ailes de libellules. Il avait des yeux noirs immenses pour sa tête fine, deux petites pattes ridicules et deux longues oreilles pointues dressées à l'arrière de son crâne. Agau était son nom et il était symbole de bonheur et de chance pour quiconque en apercevait un. Dans sa traque du volant légendaire, Seth oubliait parfois le temps qui passait et devait se dépêcher de rentrer dans la pénombre tombante du soir. Il n'eut aucun mal, un soir de pleine lune, à retrouver son chemin jusqu'à chez lui. Peut-être aurait-il mieux fallu pour lui de rester dormir à la belle étoile, cette nuit-là.
Un cri strident déchira le ciel et le garçon courut jusqu'à la porte qu'il ouvrit à la volée. Il découvrit sa mère, affolée, devant son père qui, peu à peu, se transformait en grognant.
– Tu iras mieux après, tu verras ! Nous serons heureux !
– Comment peux-tu dire une chose pareille ?! Tu n'es plus toi ! (elle remarqua Seth dans l'entrée) Seth, mon chéri ! Vas-t'en, s'il te plaît !
– Tu ne penses qu'à lui ! Et notre bonheur à nous, il ne compte pas ?!
– S'il te plaît, calme-toi ! Tu me fais peur !
– J'ai tout fait pour toi, mon amour... Je l'ai fait pour toi ! J'ai même accepté ce bâtard dans ma maison !
– Je t'en prie, arrête !
L'homme, ou plutôt la bête qui se tenait dressée sur ses pattes arrières devant eux, enrageait. Pris d'une fureur noire, celui qui avait été le père de Seth poussa un long hurlement qui fit vibrer les murs avant de se ruer sur la femme apeurée qui lui bloquait le passage vers l'enfant. D'un coup de sa patte immense et griffue, il la repoussa, lui lacérant la chair comme du beurre au soleil. Le jeune Seth était pétrifié et son regard vacillait entre le monstre colérique qui l'approchait et le corps étendu de sa mère dont le sang se répandait sur le sol comme le contenu d'un encrier renversé sur une feuille de buvard. Le loup géant frappa le visage de l'enfant qui resterait déformé à jamais. Les habitants du hameau qui n'avaient pu faire autrement que d'entendre les cris et autre hurlement avaient accouru, arme au poing. Le fils du voisin, à peine plus âgé que Seth, fut le premier à arriver et il se jeta sur le gamin encore paralysé par la peur avant que le loup n'ait le temps de l'achever. L'homme-loup avait fui et peu après, alors que son fils se remettait de ses blessures, ce dernier se fit la promesse d'anéantir tous les lycanthropes.
Et après toutes ces années à haïr ces bêtes, il remettait en question tout ce qui l'avait conduit jusqu'ici. Ils avaient été des hommes et n'étaient pas forcément tous devenus mauvais. Ils ne l'avaient pas toujours choisi. Son père l'avait choisi, mais pas Andréa. Il avait dû vivre avec. Et il en avait souffert de solitude. Son titre stupide de Chevalier Solitaire autoproclamé n'avait finalement aucun sens. Son travail de chasseur n'en avait pas davantage. Chassait-il des bêtes, où des hommes aussi meurtris que lui ? Pour la première fois de sa vie, alors qu'il se tenait face au marquis, Seth vit son propre reflet. Sombre, ténébreux, blessé. Il voyait sa douleur et sa souffrance et il la ressentait. Mais son vis-à-vis, contrairement à lui, n'était plus seul. Morgan était devenu son étincelle, son guide céleste, l'étoile des nuits sans lune qui pourrait le mener vers un ailleurs plus radieux.
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La Bonne et le Mâle [Terminée]
Hombres LoboLe Margrave de Hlodwig, déchu et chassé de ses terres, réside dans la dernière demeure dont il a pu hériter. Le manoir délabré où il vit se situe au milieu de la Forêt du Monstre, dans ses sous-bois fort peu accueillants. Misanthrope renfrogné, il d...