Acte III - Scène 1 : Une myriade de pensées

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Morgan n'avait pas osé parler de l'étrange rencontre qu'ils avaient fait en ville. L'humeur habituellement changeante de son employeur s'était trouvé un point fixe : plus rien n'avait l'air de l'atteindre. Il restait enfermé plus que de coutume et étrangement, ce changement d'attitude inquiétait son domestique. Il y a quelques temps, ne pas le croiser dans la journée ne l'aurait pas dérangé, ça aurait même été le contraire. Mais il avait vu quelque chose d'effrayant dans le regard du comte. Il avait vaguement entendu parler de cet homme insaisissable mais il n'aurait jamais pu imaginer le rencontrer dans une maison presque délabrée. Des deux hommes au sang chaud, il ne faisait aucun doute que le comte était le plus féroce.

Perdu dans ses pensées alors qu'il faisait les poussières, Morgan n'avait pas remarqué que ses cheveux s'étaient détachés. Il fallu qu'ils tombent sur ses épaules et devant ses yeux pour qu'il s'en rende compte. Il souffla machinalement sur une mèche et chercha quelques instants de quoi les attacher. Il ouvrit le tiroir d'un buffet dans l'entrée et repoussa le méli-mélo d'objets divers qui s'y trouvait. Il finit par tomber sur l'image jaunie d'un enfant. Le petit garçon avait les mains derrière le dos et son regard était fuyant. Ses cheveux formaient de petites boucles claires. Hormis sa jeunesse et la timidité excessive plaquée sur son visage, il ressemblait fortement au Margrave. Au dos de la feuille, une date d'anniversaire était inscrite, accompagnée d'un nom, "Andréa". C'était donc bien lui. Et c'était bientôt son anniversaire. Comment un garçonnet si frêle avait pu devenir l'homme si fort qu'il était désormais ? Tout en continuant de fixer l'image, Morgan monta distraitement à l'étage et frappa à la porte du bureau de son maître. Une clé tourna et la porte s'ouvrit. Le regard vide du marquis semblait ne pas voir Morgan.

Andréa mit un certain temps à reconnaître le jeune homme. Ses longs cheveux détachés adoucissaient davantage encore ses traits déjà si féminins. Puis il se souvint brièvement que sa bonne n'était pas vraiment une femme. Puis il se dit que sa tenue lui allait quand même très bien. Puis il remarqua ce que l'autre lui tendait.

– Je l'ai trouvée au fond d'un tiroir... J'ai pensé que vous voudriez la récupérer...

Il avait parlé doucement, de peur de froisser le marquis. Celui-ci récupéra le précieux souvenir en marmonnant un "merci" puis ferma lentement la porte. Il était parti dans ses sombres pensées. Il se souvenait de cette image. Son dernier anniversaire avant... Il secoua la tête tristement. Il avait énormément changé depuis cette époque. En bien, en mal ? En mâle, sûrement. Lui qui était si chétif avait grandit très rapidement après ça. Il avait pris beaucoup de muscles et très vite, même le premier de sa fratrie ne l'approchait plus. Il n'avait pourtant pas cherché à se venger. Il aurait pu très facilement le faire, mais les ennuis de sa famille étaient arrivés de toutes parts. Il avait quitté la demeure familiale quelques temps. Il avait retrouvé le comte Ignace... En repensant à ce monstre, il ne put s'empêcher de grogner. Pourquoi avait-il décidé de venir ici ? L'avait-il suivi ? Ou avait-il une autre cible en tête ?

Il ressassait ses souvenirs d'enfance, les mêlant à ceux, plus récents, de sa dernière rencontre avec l'homme qui l'avait détruit. Il se souvenait du regard qu'il avait posé sur Morgan. Il avait lu l'envie du comte dans son regard. Si celui-ci n'avait pas de cible avant d'arriver à Loiziduc, il en avait bel et bien une, désormais. Mais Andréa ne laisserait rien de tout ça arriver. Il ne laisserait pas Ignace anéantir Morgan comme il l'avait anéanti alors qu'il n'était encore qu'un enfant. Son domestique était si... Si soigneux... Et il avait une vie en dehors du manoir. Peut-être devrait-il le laisser partir avant qu'il ne s'attache...

Les pensées tournoyaient dans l'esprit tourmenté du marquis. Il pensa brièvement qu'il s'était peut-être déjà attaché au jeune homme. En tout cas, il s'était habitué à sa présence. Ce qui était déjà beaucoup venant de lui. S'il restait encore un peu à distance, peut-être que tout irait bien... Il devait trouver un moyen de faire partir le comte de la région. Peut-être qu'une vieille connaissance extérieure pourrait l'aider ? Il sortit une plume du tiroir de son bureau et rédigea rapidement un billet. Écrire à cette brute était risqué mais contrairement au comte, il n'avait plus rien à se reprocher depuis des années. Peut-être que le fameux "Chevalier Solitaire" en tiendrait compte...

Le soir venu, il quitta la forêt pour remettre son enveloppe au gardien des portes. Morgan le vit sortir mais ne discuta pas, il s'étonna simplement que son maître ne l'ait pas envoyé délivrer ce mystérieux message. Il se dit vaguement que cela devait avoir un rapport avec le comte. Il se préparait à aller dormir quand il entendit un hurlement déchirant la nuit. Il scrutait les ténèbres depuis sa fenêtre. Il n'y avait normalement pas de loup dans ces bois. Le marquis tardait à rentrer et le jeune homme commença à angoisser. Le trajet n'était pas si long et son maître aurait dû être rentré depuis un moment. Surtout qu'il n'avait qu'une simple lettre à remettre aux portes de la cité. Et s'il y avait finalement des loups ? Le sentier jusqu'au manoir n'était pas sûr. Et l'homme était parti sans éclairage. Ne parvenant pas à calmer ses inquiétudes, Morgan se rhabilla rapidement, prit une torche et sortit dans la nuit.

La Bonne et le Mâle [Terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant