Chapitre 9 : Dégueulante

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Je marchais jusqu'au bout de la passerelle, triturant le papier entre mes doigts. Je n'y tins plus et le sortis de ma poche. J'avais une mémoire à toute épreuve, comme la plupart des démons. En tout cas, des races que je connaissais. Les Hanges se souvenaient même des jours précédant leur naissance.

Le numéro apprit, je brulais le papier au feu d'un des lampadaires. Je ne savais pas vraiment si j'en aurais besoin, mais je rangeais bien consciencieusement l'information dans un des tiroirs de ma mémoire. Moins de personnes avaient accès à ce à quoi je tenais, plus ces derniers étaient en sécurité.

C'était idiot. Je voulais les garder dans la maison Trois pour qu'ils n'aient jamais à prendre aucun risque, dont je ne puisse les protéger.

Cet instinct me surprit. J'avais envie de les préserver du monde. J'avais pourtant bien compris qu'Anaclet était un Nettoyeur, exposé à la violence de la cité chaque jour et Dalmas, corsaire... il avait beau être astronome, aucun corsaire n'était jamais vraiment en sécurité. Je me sentais beaucoup trop divisé en cet instant. Ne pouvais-je choisir des gens normaux auxquels m'attacher ? Dans tous les cas, personne n'était au courant de notre relation sinon les corsaires, et encore fallait-il que mes deux amants leur en aient fait part.

Au-dessus de moi, l'escadron de nuit venait de changer de formation. J'eus envie de voler.

Je ne volais pas souvent juste pour le plaisir. Je savourais toujours la sensation de m'élever dans les airs. Je déployais mes ailes et mes muscles bandés, mon corps tendu dans l'effort, je m'élevais. Le décollage était comme une course folle. Puis le vent prenait le relais et je pouvais voler des heures durant, me laissant flotter sur la brise. Je branchais mon émetteur que j'avais gardé dans mon sachet imperméable et m'élevais lentement.

L'escadrille Deux me repéra immédiatement et l'officier en charge me rejoint alors que je passais par-delà la maison Trois pour flotter au-dessus du vide. Mon identification fut rapide, je ne me dissimulais pas. J'avais jeté un œil à la verrière en passant et m'étais senti vaguement déçu de ne pas y apercevoir Dalmas. Des amas de papier griffonnés certifiaient la présence de quelqu'un durant cette soirée, il avait juste choisi d'attendre mon départ avant de descendre.

« — Vous découchez ce soir, colonel Perig ?

— Je n'arrive plus à dormir à la caserne, commandant Eena. »

Elle hocha la tête. Le masque de l'uniforme de la Garde cachait le visage intégralement, mais je devinais qu'elle souriait. C'était une Hange pétillante et toujours la première à titiller quiconque se laissant aller à un autoapitoiement non professionnel. Elle m'avait félicité pour mon changement d'humeur au changement de garde plus tôt dans la soirée. C'est parce que je savais qu'elle avait la charge du quartier cette nuit que je m'étais permis de prendre quelques instants dans les airs.

Nous regardâmes l'horizon en silence. La nuit était particulièrement calme. La formation venait de changer, il y avait encore deux bonnes heures avant la prochaine modification. Nous avançâmes un peu plus. Le vent était plus frais en s'éloignant de la ville. Les subalternes d'Eena flottaient bien plus haut. Nous étions parfaitement isolés.

Je fermais les yeux pour sentir les différentes intensités du zéphyr qui nous entourait. L'air n'était pas particulièrement froid. J'avais chaud, au creux de mon corps, comme un vent tiède qui coulait dans mes veines. J'avais l'impression que ce sentiment de bien-être m'avait été arraché bien des années auparavant et que j'en reprenais connaissance de cette manière étrange. Je n'avais pourtant pas le moindre souvenir d'un moment de douceur aussi intense dans mon passé.

Le ciel était doux ce soir. Nous restâmes ainsi pendant une bonne heure. Le métier que nous exercions n'était pas des plus trépidant la nuit. J'étais rarement affecté la nuit, mais j'avais eu l'occasion de pratiquer l'exercice dans mes premières années, bien longtemps auparavant. Le ciel avait changé depuis. Les hommes avaient changé. Le commandant Eena flottait avec grâce à côté de moi. Elle faisait partie des meilleurs commandants de la Garde, j'avais appuyé sa montée en grade. Il y avait peu d'Hange femme dans la Garde. Elle dégageait une assurance remarquable pour son âge, à peine la cinquantaine si je me souvenais bien.

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