PROLOGUE (by @NantonOfficiel)

392 52 175
                                    


Un nuage de poussière le coursait. Bride à la main, au grand galop, Lucius Cursor Talpio parcourait la distance qui le séparait de sa destination. Le vent battait sa cape, mais peu lui importait. Il ne le ralentissait pas dans sa course car il l'avait dans le dos. Les nuages qui commençaient à s'amonceler lui montraient que la pluie se mettrait à tomber d'une minute à l'autre et qu'il avait intérêt à trouver un abri avant que Jupiter n'ouvre les écluses du ciel. Mais le plus important pour lui était le message qu'il transportait, bien à l'abri dans un étui et caché sous sa cape. Tant que celui-ci demeurait hors d'atteinte, il ne craignait rien.

Courrier du Sénat de Rome, voilà ce qu'il était. Il allait et venait sur tous les chemins de l'Empire ; tantôt sur les côtes siciliennes, tantôt dans les montagnes gauloises, et même jusqu'aux plaines qui se trouvent de l'autre côté de l'Ebre, telle était sa vie de nomade. La grandeur de l'Empire lui offrait de quoi assouvir sa soif de découverte. Il parcourait l'entour de la Méditerranée sur le dos de sa monture, et arpentait d'innombrables paysages dont la diversité n'avait d'égale que le charme.

Pourtant, il ne pouvait se permettre de flâner sur sa route. Dès lors qu'il atteignait sa destination, il se préparait déjà à partir pour une autre. La veille, il avait été à Vérone, et ce jour-là il se rendait à Aquilée. Depuis le début de la semaine, il avait traversé une bonne partie de l'Italie. De Rome à Bolsena, puis de Bolsena à Perusia, et chaque détail de ses voyages était gravé dans sa mémoire. Mais ce soir, il arrivait au terme de son périple. Une seule lettre subsistait en son étui, et elle serait remise avant la fin de la journée. Enfin si l'orage ne venait pas tout gâcher. 

Déjà, il apercevait les fortifications de la ville. En plus des remparts, elle était protégée par deux cours d'eau, le Torre et le Natisone. Le Torre passait à l'ouest de la cité. Le Natisone, quant à lui, coulait à l'est de la ville pour venir se jeter dans son alter ego au sud-ouest.

Lucius traversa le pont qui enjambait le Natisone. Il ne s'étonnait désormais plus d'y apercevoir un légionnaire, qui gardait l'entrée de la ville. Il reconnut tout de suite Scipio qui occupait sa fonction depuis plusieurs années :

« Halte, citoyen ! Vous soumettriez-vous à l'interrogatoire ?

– Pour sûr, car je souhaite pénétrer la cité d'Aquilée, lui répondit-il.

– Lucius ! S'écria le garde, reconnaissant son interlocuteur. Cela faisait fort longtemps que tu n'étais pas passé par ici. Ta venue ne se faisait que trop attendre. Mais avant, me diras-tu si tu présentes l'un des symptômes proscrits ?

– Point du tout, affirma-t-il sans hésiter. »

C'était mentir que de répondre ceci, Lucius en était conscient. Toutefois, s'il avait fait mention de sa tête, il n'aurait pas été autorisé à rentrer ; s'il avait évoqué sa douleur à la gorge, il n'aurait pas posé ne serait-ce qu'un pied dans la ville ; et s'il eut aussi parlé de sa nausée, il aurait été contraint de passer la nuit hors de son enceinte. S'il était vrai qu'il présentait tous les symptômes de la Peste, il ne se considérait pas pour autant malade. Il se croyait victime de la chaleur de la journée, du vent de son trajet, et des cahotements du cheval. Aussi, il ne se sentait pas coupable de sa réponse.

« Approche du vestibule, un médecin va t'examiner de plus près.

– N'est-ce déjà pas assez que cet interrogatoire ? Lui répliqua-t-il.

– Ordre du consul, tout homme s'en revenant de la capitale doit se soumettre aux tests pour entrer dans sa cité.

– Scipio, je me suis déjà trop longtemps absenté de ma famille. Voilà une semaine que je voyage, et je n'ai nullement été amené à de pareilles mesures, même dans les villes les plus touchées.

Scipio plissa le front, et réfléchit pendant plusieurs secondes. Enfin, il avisa :

– Soit, mais je veux que tu ressortes de la ville avant le coucher du soleil, je ne prendrai pas le risque de t'y laisser dormir.

– Pour sûr ! N'ai-je pas dit que j'étais pressé ? lui répliqua Lucius, bien que contrarié de ne pas pouvoir rester pour la nuit et de profiter des plaisirs que pouvait offrir la ville. »

Il pénétra dans la grande rue, et traversa la foule des habitants jusqu'au forum. Aquilée était l'une de ces villes qui foisonnaient d'activités la journée. Côté commerce, on y retrouvait fora et basiliques. Pour ce qui était du divertissement, il y avait tout le nécessaire pour : thermes, cirque, théâtre, et amphithéâtre s'étendaient tout le long de la façade est, et Lucius, malgré sa volonté de rejoindre sa famille au plus tôt, entendait bien s'amuser un peu avant de quitter Aquilée.

Mais le loisir passait après le travail. Il y avait bien une raison s'il s'était forgé la réputation qu'il avait acquise au long des années. Il était reconnu de tous pour son professionnalisme. Ainsi atteignit-il le local des courriers, et y remit sa lettre sans incident notable.

Il décida ensuite d'aller boire un petit remontant dans une taverne de la ville : Le Torre Rouge, voilà un nom qui lui plaisait. Spécialité de la maisonnée : le vin. Il en commanda un pichet.

Il avait désormais fini son service. Il allait pouvoir rejoindre sa famille, s'assurer qu'elle se portait bien à Rome, où l'épidémie battait son plein. Il trinqua à son retour, et but une longue gorgée de sa boisson.

Mais avant même d'avoir fini son verre, une nausée s'empara de lui, l'obligeant à s'isoler dans les latrines. Ruisselant de sueur, il se débarrassa de sa tunique et remarqua que son corps était couvert des plaques rouges. Il tressaillit.

Le jour passa, Scipio ne le vit pas ressortir. Le soir même, il l'attendait toujours aux portes de la ville. La présence de Lucius n'était en rien dérangeante, mais les risques qu'il encourait étaient tels qu'il ne pouvait rester serein. Il commençait même à regretter de l'avoir laissé entrer aussi facilement, sans le soumettre au test médical. La façon dont celui-ci s'était dérobé au médecin lui paraissait plus que louche. Plus les minutes passaient, plus Lucius lui paraissait suspect. D'autant plus qu'il avait pour habitude de parcourir la moitié de l'Empire. Les dieux seuls savaient qui il avait côtoyé tout au long de ses périples.

Plongé dans ses réflexions, Scipio ne vit pas le temps passer. Il n'avait pas remarqué que Marcus était en train d'arriver. L'heure lui était venue de céder son tour de garde. Il s'attendait à ce que Marcus le salue, comme à son habitude, mais celui-ci l'aborda tout autrement :

« Tu as laissé entrer un messager venant de Rome ce matin, lui dit-il sur un ton de reproche.

– Pour sûr que oui, la ville doit-elle se priver de ses courriers désormais ?

– Son corps a été retrouvé sans vie dans l'auberge du Torre Rouge.

– Par Hercule ! Que s'est-il passé ? Aurait-il été assassiné ? interrogea Scipio, espérant que la mort du courrier eut été causée par quelque coupe-gorge avide de sa bourse.

– Ne fais pas l'innocent. Tu sais bien de quoi il est mort. Répondit Marcus. Et lorsque la ville fourmillera de pestiférés ta conscience sera tout autre, alors je ne donnerais pas cher de ta peau.

– Qu'insinues-tu ?

– Il n'est pas mort d'une échauffourée comme il est d'usage dans les tavernes. Il avait d'étranges marques sur ses jambes, des marques qui ne laissent pas de doutes.

– Qu'est-ce que tu me racontes ? lui répliqua Scipio, de plus en plus nerveux.

– Scipio, la Peste est à Aquilée. Et celui qui l'a laissée entrer, c'est toi ! »

Le Mal du siècle [En collaboration avec Nanton]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant