ACTE III - Scène 18

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Jeudi 05 Novembre, 14 : 37

<7 Years ~ Lukas Graham>

Je regarde la maison qui se dresse devant moi. Elle est magnifiquement construite, avec une façade blanc crème légèrement jaunie par les années, des fenêtres hautes et un toit pentu comme les maisons anciennes. Étonnant qu'elle soit si récente. Ca doit sûrement être des gens très riches, attachés à l'authenticité et la noblesse des vieilles choses, qui l'ont fait construire à l'orée de Lyon. Les volets sont ouverts, ce qui est logique : nous sommes en plein milieu de la journée. Par les fenêtres, je repère des rideaux couleur émeraude élégamment tirés découvrant sur un salon riche et spacieux, par le peu que je peux en dire, placée à dix mètres de la maison, scrutant cette dernière à travers les barreaux du haut portail se dressant devant elle. Je me détourne de la contemplation de ces intérieurs pour regarder le jardin qui l'entoure. Il est immense, contenant des buissons parfaitement taillés et des fleurs multicolores resplendissant dans les pavés, bien que ce ne soit pas du tout la saison. Ce devait être là, sous les branches recourbées d'un arbre qui doit offrir un rafraîchissement merveilleux durant l'été, que se trouvait la fourmilière que m'avait montrée Zoé. Les tulipes rouges poussant gracieusement dans un coin doivent être à la place du bac à sable où je m'amusais, et la maison même s'élevait là où il y a dû avoir le toboggan. J'observe encore un instant l'édifice avant de m'en détourner pour rentrer chez moi.

Mes parents et ma sœur étant absents, au collège pour Pogno et au boulot pour Patrick et Anne, j'ai aujourd'hui pris la décision de passer revoir ce terrain vague dont la construction de la maison par-dessus m'avait tant attristée. Ca doit faire des années que je n'y étais pas allée. En fait, je ne crois pas y être retournée depuis que j'ai appris les travaux qu'ils allaient y faire, il y a bien cinq ans. Le ciel était d'un gris de béton et le vent claquait contre la fenêtre de ma chambre, alors j'ai enfilé une grosse doudoune par-dessus mon pyjama (flemme de me changer) et je suis sortie. Je suis restée bien une heure là, à contempler chaque partie de la nouvelle installation. Après réflexion, il est probable que les locataires étaient partis pour la journée, car personne n'a appelé la police pour les prévenir qu'une fille bizarre, encore en pyjama et aux boucles emmêlées agitées par le vent, les fixaient depuis leur portail.

Une fois rentrée chez moi, d'humeur nostalgique, je décide de regarder à nouveau mes photos d'enfance. Je farfouille dans ma chambre pendant bien une demi-heure, leur emplacement m'étant complètement sorti de la tête. Il faut dire que je ne fais pas ça souvent. Finalement, je mets la main sur un paquet grossièrement emballé de papier kraft dans les fins fonds de mon bureau, et arrache le papier brun pour découvrir les photos. Une cinquantaine de clichés glisse du paquet et s'étendent autour de moi, en auréole. J'en choisis une au hasard et la regarde. Elle montre Zoé et moi, à mon goûter d'anniversaire organisé pour mes six ans. J'étais boudinée dans un costume de princesse rose à paillettes avec de petites ailes de fées dans le dos, et mes cheveux sombres étaient coupés dans une affreuse coupe au bol. Nous sourions de toutes nos dents, c'est-à-dire pas beaucoup, vu les trois trous ornant la bouche de Zoé et la mienne pas moins édentée. Je pouffe légèrement. Je me souviens de cet après-midi : j'avais invitée plein de monde pour une fête gargantuesque et seulement trois personnes sont venues, dont Zoé. Au début du goûter, j'ai pleuré toutes les larmes de mon corps, mais ma meilleure amie, bien décidée à me remonter le moral, nous a inventé des dizaines de jeux et d'activités : au final, c'était l'uns des meilleurs anniversaires de ma vie. A cette pensée, un mince sourire de mélancolie vient étirer mes lèvres. J'aimais bien cette époque.

Au fur et à mesure que je scrute les clichés, je me rends compte d'une chose : de un, qu'il n'y a pas une seule photo prise après mon arrivée au collège, et de deux, la majorité des photos sont de moi et Zoé. Il n'y a que très rarement d'autres enfants, ou alors des camarades de l'école situés en arrière-plan. C'est étrange, mais j'avais presque oublié qu'à l'ère de l'école maternelle et primaire, je n'avais pas beaucoup d'amis. Je crois que je m'en fichais : j'avais Zoé et cela me suffisait amplement. Je n'avais pas besoin d'autres copains puisque ma meilleure amie était toujours avec moi. Mon sourire s'efface. Cette période de ma vie était tellement simple, sans sentiments, sans d'autres amis, juste Zoé et moi, moi et Zoé. L'adolescence n'a pas tout gâché, mais elle nous a grandement changées. Nous avons commencé à nous faire d'autres potes, à tomber sur des désaccords, à se soucier de nos corps et de nos styles vestimentaires, Zoé a commencé à s'intéresser aux garçons et moi à Zoé. C'est tellement con, l'adolescence. Parfois, être une gamine de sept piges me manque. L'innocence enfantine, courir comme une folle dans la cour, se jeter dans la boue, se faire des amis en trois secondes, faire des grimaces et se foutre du jugement des autres... Tant qu'il y avait Zoé à mes côtés, je me foutais de tout, rien ne pouvait nous atteindre. Maintenant, elle n'y est plus et je suis plus vulnérable que jamais.

Le Théâtre Du CœurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant