Chapitre 30 : Pion de Dame et Pierre de Go

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Là où le pion de dame ne fait qu'assassiner ses adversaires, la pierre de go préfère les convertir à sa propre couleur, à sa cause, à son camp.

Après avoir abusé de l'alcool, j'ai été malade. Je ne pouvais pas rentrer chez moi dans cet état, alors Alex est resté me tenir les cheveux et veiller sur moi. Lorsque nous sommes allés nous coucher sur de vieux matelas éparpillés dans le garage des parents de Marco et Marie, j'ai voulu le récompenser en lui faisant l'amour. Tous deux blottis sous le duvet de bivouac, nous nous sommes caressés et embrassés. J'étais décidée à l'accueillir en moi, mais si fatiguée que je m'endormais pendant l'acte. Cela se traduisit certainement par une expérience frustrante et embarrassante pour mon gentil barde, lui-même encore vierge jusqu'à ce soir-là.

David avait quitté la soirée quelques heures après le repas, donc peu de temps après l'épisode de la veste et du baiser. Dans l'obscurité du garage, tandis qu'Alex se tenait au bout de mes lèvres, je ne pensais qu'à cette petite victoire mesquine que je venais d'arracher. Un tour de force répugnant et déloyal, qui m'apportait toutefois une immense satisfaction. J'embrassais machinalement mon amant, sans même vraiment y prêter attention. Il n'était qu'un outil, un pion que je jouais et sacrifiais sans grande considération.

De longues journées ensoleillées se succédèrent, abandonnant peu à peu les teintes printanières, vertes et dorées, pour laisser mûrir les crépuscules roux et les feuilles brunes. Nous avons enchaîné sorties et soirées, comme si le monde devait prendre fin en automne ! Nous avions survécu au calendrier maya, mais une autre apocalypse menaçait notre petit groupe : la grande diaspora des universités. Même si la plupart des garçons restaient dans la région, nous ne serions plus jamais tous réunis sur notre petit territoire à la récréation. Le lycée allait me sembler triste et vide, même en compagnie de Marie.

Je reconnais qu'Alexandre fut un petit ami bienveillant et attentionné. Il ne pensait jamais à mal, m'écrivait des poèmes et m'offrait souvent des fleurs. À l'origine, je n'avais pas l'intention de m'attacher à lui. Il devait seulement me servir à canaliser ma sexualité après la rupture, puis à rendre occasionnellement David jaloux. Cependant, je me suis réfugiée en lui d'une certaine manière. Après la séparation, puis les deux semaines infernales à me lamenter au fond de l'abysse, j'avais peur de la solitude. Elle me terrorisait !

J'ai essayé de rester avec Alex dans une relation pratique et pragmatique. Au début, je pensais que dépuceler un garçon et lui apprendre les ficelles serait un jeu amusant. Je m'en suis très vite lassée. Il faut avouer qu'il n'était pas bon élève, progressait peu et m'ennuyait plus profondément qu'il ne me pénétrait. Nos rapports étaient brefs et toujours ponctués du même mensonge. Probablement conscient de son manque de performances, il me demandait souvent si j'avais eu un orgasme. "Ça va ?", "T'as aimé ?", "T'as joui ?", "C'était comment ?". J'étais suffisamment cruelle pour me servir froidement de lui, mais pas au point de le décourager ou le rabaisser sur le plan sexuel. Alors, je mentais. Je ne prenais même pas la peine de simuler pendant l'acte, à l'aide de cris et de jurons. Je répondais seulement : "Ouais, t'inquiète, c'était très bien.". Mais, en réalité, c'était tout le contraire.

Lors d'un fort différentiel affectif, j'ignore quel rôle est le pire. Celui qui souffre de ne pas se sentir aimé à la hauteur de ses propres sentiments, ou bien celui qui regrette de faire souffrir une personne appréciée, mais ne peut en aucun cas lui renvoyer l'amour démesuré qu'il reçoit. Au cours de ma vie, je me suis trouvée des deux côtés du miroir, selon une relation ou une autre, et je ne le souhaite à personne.

Alexandre ne tarda pas à m'avouer qu'il m'aimait. D'abord à demi-mots, avec de la poésie et de petits messages très mignons. Puis comme je ne répondais pas ou restais évasive, il a fini par l'exprimer en toute simplicité, absolument et explicitement. Mais je ne l'aimais pas, du moins pas de cette manière. C'était un bon ami, et toute implication romantique dans cette relation m'apparut alors comme une erreur, hasardeuse et stupide. Je lui ai poliment demandé un peu de temps pour réfléchir avant de donner une réponse. Déçu mais incapable de me refuser quoi que ce soit, il a évidemment accepté. J'ai alors fait les comptes. Les pour et les contres. Les avantages et inconvénients. Ses petites attentions, dont ses mots et ses rimes, avaient perdu leur intérêt de départ. Ce qui aurait dû rester rare, avait troqué la saveur de l'exception contre celle de la routine, et ne m'amusait plus du tout. J'ai ensuite réalisé qu'il ne m'avait jamais donné aucun orgasme. Je suis partiellement fautive puisque le plaisir sexuel dépend d'une coordination commune et non d'un effort personnel. Toutefois, sans rien exagérer, le compteur était vraiment resté à zéro !

La Laisse et le BaiserOù les histoires vivent. Découvrez maintenant