Chapitre 1 : Le Chant du Moineau

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Je suis née dans une famille modeste du Sud de la France, à la suite de deux grand-frères chamailleurs mais bienveillants. Afin de préserver l'anonymat des membres de ma famille, j'ai changé mon nom, comme vous vous en doutez. Cependant, j'ai gardé mon véritable prénom, Lucy, avec cette étrange orthographe anglosaxonne. Il y a une anecdote amusante qui se cache derrière ce prénom, une courte histoire qui permet d'introduire mes parents dans toute la beauté de leur incomplétude mutuelle.

Lorsqu'elle a su qu'elle attendait une fille, catholique croyante et pratiquante, ma mère a souhaité me prénommer Eve, en hommage à la première femme crée par Dieu. Mon père, cet athée égoïste et cynique, décida au dernier moment de me déclarer sous le nom de Lucy, première femme selon la science plutôt que la Bible. Je sais que depuis la découverte de mon ancêtre homonyme, nous avons mis à jour d'autres restes plus anciens, mais l'intention compte, et j'aime bien mon prénom. Eve aurait aussi été un joli nom, surtout dans sa signification, car selon la Genèse, Dieu n'a pas créé la femme à l'égal de l'homme. Elle est un présent qu'Il lui a offert, pour qu'elle l'assiste et qu'elle l'accompagne, avec obéissance et humilité. Peut-être Eve n'était-elle pas la première femme véritable, mais elle fut la première esclave que son maître éleva par amour jusqu'au rang d'épouse.

J'ai donc grandi dans les Bouches du Rhône, en périphérie de Marseille, ballotée sur la banquette arrière d'une grosse voiture familiale, entre mes deux frères qui jouaient constamment à la guerre, et mes parents en contradiction permanente sur tous les sujets philosophiques imaginables ! Je plaisante à leur sujet, mais je les aime tous les quatre, quels que soient leurs défauts. Aucune famille n'est parfaite, et j'ai conscience qu'être parent se révèle toujours plus compliqué que prévu.

Ma petite scolarité fut brève et je n'en garde que peu de souvenirs. J'ai appris à lire très tôt, anormalement tôt, et j'ai été propulsée dans la classe supérieure deux fois sans que personne ne me demande vraiment mon avis. Peut-être que les psychologues et autres intervenants pédagogiques avaient raison, que je me serais ennuyée en cours, et que cela m'a permis plus tard de recevoir mon diplôme assez jeune. Toutefois, je ne souhaite à personne de vivre les conséquences de deux années d'avance sur le programme scolaire. Toute ma vie, j'ai été la plus jeune de ma classe, le bébé, la pleurnicheuse, la petite intello... et d'autres surnoms bien plus vulgaires et blessants. Deux ans de différence, ça semble insignifiant entre adultes, mais c'est énorme aux yeux des enfants. Très tôt, ils peuvent déjà se montrer extrêmement cruels entre eux, par les moqueries, par les violences physiques et verbales, mais surtout par l'exclusion. L'exclusion est une blessure permanente, une plaie que chaque individu vient entailler plus ou moins profondément, jour après jour, en détournant le regard et en ignorant la victime, en la privant de toute humanité telle un vulgaire déchet.

Rapidement, j'ai commencé à me sentir de plus en plus mal à l'aise en public. Cette compagnie de mes semblables, qu'on me refusait, j'ai fini par en perdre le désir, jusqu'à la redouter. Je me sentais seule et oppressée dans la foule, asphyxiée, même lors des fêtes. Paradoxalement, le moindre moineau qui osait se percher près de moi pour siffloter, passait à mes yeux pour un ami merveilleux et inestimable. Alors, puisque les oiseaux sont plus beaux dans les arbres qu'en cage, j'ai trouvé refuge ailleurs : dans les livres.


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La Laisse et le BaiserOù les histoires vivent. Découvrez maintenant