Chapitre 15 : Les Blés Noirs

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La fin de l'année approchait. Le mois de juin, doré comme du blé mûr au soleil, jouait habituellement l'heureux émissaire de belles et longues vacances estivales. Cette année-là, j'ai soudain ressenti l'immense vide que laisserait l'absence de David dans ma vie. L'enjeu dépassait celui d'une simple rupture. En trahissant son chevalier, la princesse risquait d'être détrônée. Je pouvais perdre l'amour de ma vie, mais aussi l'ensemble de mes amis d'un seul coup. Il resterait bien les filles du mardi soir, mais nous n'étions certainement pas aussi proches qu'avec ma petite bande de geeks. Devais-je abdiquer, par respect, et me retirer avec le peu d'honneur qu'on octroie à ceux qui reconnaissent leurs erreurs ? Ou bien pouvais-je encore espérer une quelconque repentance ? Dans les tragédies et les romans que j'avais l'habitude de lire, la trahison ne trouvait jamais aucun pardon, seulement une implacable sentence de mort.

Un matin comme les autres, j'ai pris le bus. La même ligne qui me conduisait chaque jour au lycée, mais en sens inverse. Je me suis levée une heure plus tôt. J'ai choisi chaque détail de ma toilette avec soin. Chaque pièce de vêtement, même les mieux cachées. Chaque bijou, même le plus insignifiant. Chaque touche colorée qui composait mon maquillage. Je cherchais à mettre toutes les chances de mon côté. Je voulais me donner un air innocent au premier regard, repentant dès le second. Après avoir attaché mes cheveux en une paire de couettes pour ajouter une touche infantilisante à l'ensemble, j'ai embrassé la petite croix argentée qui pendait à mon cou, et je suis descendue attendre le bus.

J'ai senti les regards des hommes de mon quartier à mon passage. Habituellement, j'en étais presque flattée. Ce matin-là, ils me mirent mal à l'aise. J'avais honte. Je ne voulais pas être observée de la sorte, je pouvais entendre la souillure de leurs pensées. J'ai baissé les yeux et marché rapidement jusqu'à mon arrêt. L'abribus d'en face, celui dans lequel j'aurais dû me trouver une heure plus tard, était surpeuplé, comme toujours. Chaque matin, les habitants des quartiers périphériques se rendaient dans le centre, et le soir ils rentraient en sens inverse. Je suis montée dans un bus quasiment vide.

Je m'étais rendue chez David tant de fois que je connaissais ce trajet par cœur. Mon regard se promenait au hasard dans le paysage, jusqu'à croiser mon reflet sur la vitre. Toujours ce même fantôme. J'étais un pantin. Une poupée de porcelaine aux lèvres roses entre une paire de joues pâles. Les petites billes bleues qui servaient d'yeux au jouet ne brillaient d'aucune vie. J'étais livide, sans éclat. Je me trouvais laide, fausse, et complètement ridicule. Je refusais que David puisse apercevoir ce fantôme. J'ai souri à la vitre. J'ai essayé de dire bonjour en prenant une expression douce et mignonne. J'ai ri coquettement, comme s'il m'avait répondu par un compliment. Le vieux chauffeur du bus, qui avait connu la fillette timide jusqu'au mutisme, a probablement pensé que j'étais devenue folle. Il n'avait peut-être pas complètement tort. J'étais une parodie de moi-même, une Barbie naine déshumanisée suite au relooking hasardeux d'une styliste de 4 ans et demi. J'ai appuyé un peu tard pour demander l'arrêt, mais le chauffeur qui me connaissait bien avait anticipé et ralenti à l'approche de la résidence où habitait David.

Lorsque j'ai atteint l'extrémité du petit chemin qui conduisait chez les parents de David, je ne savais toujours pas comment lui annoncer la catastrophe. J'ai hésité à lui envoyer un texto, toutefois je n'étais pas venue jusqu'ici pour rompre par message ! J'ai posé mon doigt sur la sonnette, mais au moment d'appuyer j'ai ressenti un dernier balancement. Mon cœur s'est arrêté. Le temps sembla suspendu. Finalement, j'ai renoncé à rencontrer mon chevalier dans cette tenue grotesque. Ce que j'avais à dire n'était ni drôle, ni sexy. Je n'allais pas m'en tirer avec quelques battements de cils et un bisou rose sur la joue. Je me suis sentie ridicule. Je n'avais pas pris de quoi me démaquiller proprement. Ni coton, ni dissolvant. J'ai sorti un simple mouchoir de mon sac et commencé à éponger les jolies arabesques autour de mes yeux. À la recherche d'un miroir, je me suis dirigée vers la voiture de David. Elle dormait tranquillement sous les platanes, au bord du chemin, et ses rétroviseurs me tendaient les bras.

La Laisse et le BaiserOù les histoires vivent. Découvrez maintenant