L'Équilibre

17 | T'es qu'un lâche

Héloïse et Wes sirotent les dernières gouttes de rhum sucré.

- Est-ce que tu crois que je n'aurais pas dû m'obstiner à vouloir le retrouver ? Il est parti si vite, comme si je lui avais fait peur. Il s'est envolé.

-Au contraire, tu lui as donné une chance de s'enfuir.

Comment peut-elle se reprocher de vouloir aider Emile ? Wes aimerait la rassurer mais son attention lui échappe. Elle psalmodie ses derniers mots comme s'ils détenaient un contre-sort : « Il s'est envolé, il s'est envolé, il s'est envolé... ». Ou bien un indice.

- En Guadeloupe ! s'écrie-t 'elle.

- En Guadeloupe ? Mais pourquoi irait-il si loin ?

Ça n'a pas de sens. Même en imaginant qu'Emile ait assez d'argent pour s'offrir le billet, assez de courage et d'indépendance...pourquoi chercherait-il refuge précisément là où il a rencontré son bourreau ? Là où tous deux sont connus, où il serait facile de le rattraper.

L'évidence l'écrase, pourtant Héloïse ne trouve aucun enchaînement logique qui puisse expliquer ce choix. Pour Wes, elle tente malgré tout.

- Il a eu assez de courage pour s'échapper, mais après un coup d'adrénaline il aura besoin de repères. Repartir en Gwada lui permet de fuir à des milliers de kilomètres sans se confronter à l'inconnu. Il revient à la terre ou quelquefois, il a été heureux. 

Wes n'en demandait pas tant. Si Héloïse est certaine, alors il lui fait confiance.

De nouveau perdu dans les pressentiments, le regard de jade se voile. Il est une continuité qu'elle n'ose présager.

- J'appelle Nico.

Wes l'a devancé. La suite concerne Emile, mais aussi leur fratrie.

Malgré l'heure tardive, leur ami laissé au chalet répond dès la première sonnerie. Ils ne sont pas surpris de l'entendre aussi anxieux qu'eux. Plus étonnant est le gémissement ensommeillé de Chloé qui leur parvient.

Un peu déstabilisée, Héloïse commence le récit de la soirée.

- On est allé au bar que tu nous as indiqué.

Pause. Inspire, Expire. Reprise.

- On a retrouvé Emile, mais... c'était terrifiant !

Terrifiant ? Wes est surpris du qualificatif. Pourtant, elle n'a pas hésité à se jeter au milieu de l'arène !

Il la coupe pour lui éviter de revivre l'horreur de la nuit, et dit tout haut ce qu'elle pense tout bas :

- On pense qu'il est parti en Guadeloupe.

- On pense que l'imprez va le poursuivre, rencherit-elle les yeux dans les yeux. 

- Hélo... je comprends ta peine. répond Nico, ignorant Wes. C'est dur à dire, mais... on ne peut plus rien pour lui. Si même en allant le chercher, en confrontant l'imprez, il a préféré fuir plutôt que de se tourner vers toi, alors... laisse-le.

Wes serre les mâchoires. Zafè kabrit pa zafè mouton, alors comme ça, ce ne sont plus mes affaires ?

Sa colère prend un nouveau tour quand il aperçoit Héloïse, un poing enfoncé dans la bouche et les joues humides.

- Nico, t'es qu'un lâche.

L'insulte claque. Héloïse appuie :

- On ne te demande rien. Donne-nous juste les numéros de Kamal et Théo.

Nico, vexé à son tour, hésite. Mais si lui seul ne peut la raisonner, alors peut-être que l'écho de ses deux frères y parviendront. Parce que contrairement à ce qu'elle croit, la fratrie est toujours unie. Seulement, chacun est trop faible pour risquer son équilibre.

Kamal met du temps à répondre. Après trois appels manqués, il aboie un « C'est qui ?! ». Un numéro inconnu qui réveille sa douce peu avant l'aube, alors qu'elle est déjà épuisée par ses études, ça le fout en rogne.

Théo répond avec un plus d'amabilité. Le décalage horaire rend l'appel plus recevable aux Antilles. Mais il n'a que peu de temps à leur accorder, pris entre un coaching de zumba et un autre de kickboxing dans son club récemment ouvert.

Aux antipodes, chacun crache la même réponse.

- Tu n'as pas la moindre idée de ce que tu me demande.

Pourtant, si. Héloïse est consciente de marchander leurs vies fraîchement rétablies. Mais comment accepter l'inacceptable ?

Tristes retrouvailles.

Héloïse frissonne. Elle n'y arrivera pas seule.

- Jamais l'imprez ne laissera Emile se reconstruire ! On doit l'arrêter !

Entre-temps, Wes a reçu un message de Nico: « Tiens ta promesse, ne la laisse pas tomber. ». Comme s'il avait besoin d'un rappel ! Surtout de lui, qui vient justement de laisser tomber celle à qui il a déjà fait default.

Depuis que Wes a retrouvé Héloïse... il arbore un courage comme jamais. Ou plutôt, comme avant. Courage d'écrire toutes les paroles qu'il avait au bout des doigts sans oser les écrire ni les chanter. Des messages forts, intimes. Ni commandés, ni suggérés.

C'est la Houle d'Ouest, tête baissée sur son verre vide, qui lui souffle cette audace. Qui serait-il pour s'en séparer dès que le vent se fait moins doux ?