L'Équilibre

18 | Un charme infaillible

Malgré la fatigue et l'angoisse, Wes sait qu'Héloïse partirai tout de suite s'il le lui proposait. Sans prendre le temps de se changer. Elle partirait à l'autre bout du monde dans ce seul habit informe qui lui va si bien.

- Et si on rentrait se reposer ? On doit être en forme si on s'apprête à poursuivre un funambule et un fou furieux.

Elle ne proteste pas. Pas seulement parce qu'elle est épuisée mais simplement parce qu'elle lui fait confiance.

Wes paie les consommations avec le peu de monnaie qu'il lui reste et ils sortent sur le petit matin. Paris qui émerge les réchauffe doucement. A l'aube, La ville lumière raccompagne en douceur ses noceurs et insuffle un peu d'espoir aux cœurs troublés.

Le chemin serait presque agréable s'ils ouvraient leurs yeux aux lueurs rosées et à la majestuosité des monuments. Mais même la plus belle ville du monde est incomparable à leur île.

Retourner dans l'archipel natal dégèle quelque chose d'endormi au fond d'eux. Malgré les périples qui s'annoncent, ils frissonnent de bien-être en flairant les alizés, anticipant la chaleur moite de l'air et le miel des mangues greffés ... ils s'y imaginent déjà.

En rêvassant, Héloïse a glissé sa main dans celle de Wes. Lui s'en est à peine aperçu, tant le geste lui paraît naturel. Quand ils en prennent conscience, l'émotion irradie dans les prunelles obscures d'un éclat si vif qu'Héloïse détourne le regard.

Elle ne veut pas tenter de déchiffrer ce qu'elle a vu. Si elle osait comprendre, elle devrait le repousser, lui expliquer que son cœur émietté ne peut rien lui offrir en retour. Si j'étais un peu moins égoïste, c'est ce que je ferai. Mais... j'ai besoin de lui.

***

Les six étages apparaissent à Héloïse comme le treizième travail d'Hercule. Elle a dû s'évanouir quelque part après la dixième marche, parce qu'elle n'a pas souvenir des cinquante autres. Et elle doute que ses jambes seules l'aient portée.

A présent enfermée dans la petite cabine de douche, elle a l'impression de voguer en pleine tempête sur un frêle canot. Des vagues de cris, de visions et de flammes menacent de la faire chavirer. Le maigre filet d'eau, cependant brûlant, la revigore à peine.

Wes est déjà en train de comparer les vols quand elle reparaît dans la salle principale.

- En réservant aujourd'hui pour demain, on peut avoir des prix relativement raisonnables...

Relativement. Parce qu'il ne mentionnera pas la belle entaille que cette dépense représente dans la modique somme qu'il appelle hardiment « économies ». Héloïse ne le révèlera pas non plus. Ils arrêtent leur choix sur un départ à une heure du matin avec service à bord minimum.

Avant d'aller se coucher, Héloïse insiste un peu pour lui rendre sa chambre, puis finalement se laisse vaincre par la fatigue.

Mais les cauchemars ne cèdent qu'une heure au repos. Elle se relève, hantée par le visage scarifié d'Emile.

Wes s'est endormi comme la veille, sur le canapé, sa tête reposant sur l'accoudoir. Le soleil matinal joue sur sa peau, offrant un clair-obscur céleste qui irradie la pièce. Héloïse s'assit avec légèreté sur la table basse et le contemple. Les cils noirs, longs et touffus comme la forêt tropicale lui donnent un air à la fois doux et sauvage. Une fossette rappelle le sourire si chaleureux. La mâchoire détendue garde une ligne nette, des angles provocateurs. Les muscles de son torse...

Mais son souffle maintenant trop proche a réveillé Wes. Elle se redresse vivement. Il lui sourit.

- Je te manquais déjà ? Tu veux qu'on dorme ensemble ?

Qu'une raillerie, mais il ne peut s'empêcher d'espérer, un petit peu, qu'elle dise oui.

- Laisse tes rêves dans le canapé, je retourne me coucher.

- Attends ! Dis-moi ce qui t'empêche de dormir. J'ai un charme de gadèd-zafé infaillible.

- Vraiment, tu es un spécialiste de magie maintenant ?

- Disons que je m'y connais en kenbwa et autre vaudou créole, joue Wes tout sourire.

Héloïse hésite à se laisser prendre au jeu. On ne plaisante pas avec la sorcellerie, même si ce ne sont que des superstitions. Mais ici, entre elle et lui, elle veut bien un peu d'humour pour disperser ses démons.

- Je revois l'imprez sur moi. Il me touche, il m'enserre, je ressens encore ses doigts et sa canne sur ma peau, et surtout ses yeux qui voudraient me tuer d'un seul regard !

Héloïse frissonne comme pour chasser les doigts fantômes avant de reprendre contenance.

- Gadèd-zafé, je t'en prie, aide-moi à trouver le repos.

Gloups. Wes doute de son sort infaillible. Il va falloir un charme très puissant, qui puisse marcher pour lui aussi. Il avait déjà du mal à s'endormir avec la culpabilité d'avoir été dur avec Nico, son ami qui mène un combat tous les jours contre l'addiction et qui comme lui essaie de protéger Héloïse. S'il doit aussi imaginer cet immonde imprez s'en prendre à Héloïse... autant dire adieu à Morphée.

Mais Héloïse attend sur un air de défi. Il se lance avec une voix affectée de charlatan.

- Toi dont le sommeil est troublé, dis-moi, quel est le plus gros default de celui qui te hante ?

Elle réfléchit un moment. Il y en a tellement. Mais un sur lequel elle veut s'acharner, c'est sa peur. L'imprez vit dans la peur, il ne connaît rien d'autre. Il a peur d'elle, peur qu'elle renverse ses plans et qu'elle le réduise à ce qu'il est : rien.

- C'est un trouillard.

- Et à quel animal te fait-il penser ?

- Attends, c'est ça ton charme infaillible ? Lui trouver un animal totem ? Enfin, je suis rassurée que tu ne me demandes pas d'égorger un poulet ou de répandre du sang de cochon ...

- Essaye, tu verras. A quel animal te fait-il penser ?

Humm... toujours caché sous son chapeau, toujours à fumer son immonde bout de tabac ... le tic-tac de la canne ... la peau brune qu'il aurait aimé plus claire...

- Un animal mal aimé. Fallacieux. Qui fout les jetons. Mais qui est trop grossier pour agir avec discrétion.

Wes fait quelques moulinets des poignets et agite ses doigts avant de déclarer :

- Tu peux retourner te coucher en paix, l'iguane pétochard ne viendra plus te perturber !

Héloïse ne veut pas trop complaire Wes en éclatant de rire, mais elle laisse quand même échapper un sourire.

Elle a souri ! jubile Wes. Lui aussi aura obtenu son charme de sommeil.