38 | Affronter le passé

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A l'autre bout du fil et à l'autre bout du monde, Nico vide son sac avec une sensation de vertige. Il raconte tout, tout ce qu'Héloïse sait mais ce qu'il a toujours tu. Leur histoire, telle que lui la vécue. Son amitié avec Emile, sa place dans leur fratrie, sa propre descente aux enfers. Raconter, c'est comme arracher un à un les liens tissés de honte, de culpabilité et de regret qui l'empêchaient d'avancer. En face de lui, le vide, la page blanche. Libre de tracer sa route et d'écrire une nouvelle histoire.

Il a mis du temps à comprendre pourquoi Héloïse s'acharne tant à remuer les anciennes douleurs. Maintenant il sait qu'il doit l'aider à découdre les liens qui les entravent tous, Emile, Kamal, Théo, elle et lui.

Pour Nico, cela signifie un voyage intime de confession et de pardon. Oui, ils ont souvent exclu Héloïse de leurs soirées pour se retrouver entre frères, le nez noyé dans la fumée, la tête renversée et la bouche entrouverte. Non, ce n'était pas seulement pour la protéger qu'ils l'écartaient. Oui, il avait remarqué très tôt le comportement addictif d'Emile. Non, il n'a rien fait. Nico lève le voile sur ces soirées qui sont devenues de plus en plus fréquentes et où la cocaïne avalait tout, détruisait tout, jusqu'à l'accident et son départ pour Paris. Ces soirées aux apparences estudiantines près de leur lycée, où l'imprez les avait introduits, fourni, et où ils ont perdu leur innocence.

Pourquoi lui raconte-t 'il tout ça maintenant ? Peut-être parce que pour le première fois, Héloïse écoute. Elle s'est révoltée contre l'indifférence du monde entier, a monté sa colère contre eux, contre leur impuissance et leur égoïsme. Mais elle n'a jamais écouté comment ses frères ont vécu la décadence d'Emile et leur propre sabotage.

Puis c'est à Nico de se faire silencieux. Héloïse parle de son angoisse quand leurs yeux se sont fait rouges, de sa détresse quand ils ne répondaient plus qu'à la voix de l'imprez. Elle avoue sa culpabilité d'avoir été un témoin impassible de leur perte.

Ça fait du bien de parler. La douleur de chaque regret s'étiole un peu à l'air libre. Ils finissent sur un silence léger, si léger. Enfin, ils se sont retrouvés.

Ce que Nico ne lui dit pas, c'est que Wes l'a appelé quelques heures plus tôt, et que pour la première fois il a entendu sa voix trembler. Il ne lui dit pas car la suite lui appartient. Elle a maintenant tout pour comprendre, si elle le veut. Si elle préfère penser que leur frère s'en est miraculeusement tiré, c'est son choix. Si elle veut tracer sa route sans plus un seul regard en arrière, il n'en pensera pas moins d'elle.

***

Héloïse dépose le bébé endormi, ferme la porte en douceur et s'enfonce dans la nuit. Elle marche en silence, la tête froide et le pas sûr.

Elle s'arrête devant son ancien lycée. Elle le dévisage un moment, il lui semble proche et étranger à la fois, puis elle le contourne.

Ce squat, elle y met les pieds pour la première fois. Mais elle le connaît depuis longtemps. Elle prend sa peur et en fait une petite boule puante qu'elle jette au loin. Elle laisse aussi sa colère et son ressentiment. Sans hésiter, elle plonge en plein cauchemar.

A l'intérieur, seule une maigre flamme bleue sous une plaque d'aluminium repousse les ombres. Héloïse y superpose les silhouettes inertes de ses frères adolescents. Elle ne chasse pas l'image, elle l'affronte.

Le sol est humide, l'air est irrespirable et les consommateurs sont jeunes. Au milieu du groupe elle s'assoie coudes à coudes, et écoute. Elle entend les reniflements secs des narines écorchées, déchiffre les rires effrayants et comprend les murmures inintelligibles. Les regards embués où ne brillent qu'une lueur bleutée glissent sur elle aveuglement. Chacun est dans un monde hermétique où se déchaînent peurs et démons, mais où, pour quelques minutes, la douleur n'existe plus.

A côté d'Héloïse, un jeune gars bascule en arrière les yeux révulsés. Elle retient sa chute de ses mouvements agiles et le tourne délicatement sur le côté pour le laisser vomir. Il est brûlant et saisi de tremblements. Avec ce même calme détaché, Héloïse le laisse s'appuyer contre elle avant de le relever. Il faut qu'elle lui trouve de l'eau et de quoi manger. Il aurait pu être le petit frère de Wes.

Il est plus grand qu'elle mais elle assure ses pas, chantonne pour l'apaiser comme elle l'a fait plus tôt pour le bébé de Coralie. Malgré la douceur d'Héloïse, l'adolescent sanglote en revenant peu à peu à lui.

- Je suis désolé ... je ne voulais pas ... mais c'est mon pote qui a insisté, il a dit que le nouveau dealer, le Blanchin, avait une poudre pas trop forte...

Héloïse manque un pas, trébuche. Elle en avait vu, des dealers à deux pas du lycée. Mais Emile ? Drogué, elle aurait pu l'accepter. Pas dealer. Elle a l'impression d'avoir elle-même revendu à ce gamin.

Elle en serait tombée si ce n'étaient deux bras qui la retiennent. Héloïse s'accroche à Wes, Wes s'accroche à elle et ensemble ils se relèvent alors que l'adolescent flanche une fois de plus. En silence, ils le portent au dehors et le soutiennent tandis qu'il leur indique faiblement le chemin de sa piaule. Aucun des trois n'a la certitude que tout cela soit bien réel. Mais ils avancent, se soutenant les uns sur les autres, dans les rues désertes où pointe le jour. Une fois arrivés devant la petite chambre étudiante, un garçon leur ouvre en râlant :

- Awa, pas encore !

Mais il leur fait place, frotte un bon coup ses yeux chargés de sommeil, et allonge son ami. Il lui apporte de l'eau et des biscuits. Lui glisse un second oreiller et étend ses jambes. Héloïse le regarde faire. Elle aurait aimé être cette personne pour ses frères. Mais quelque part, elle sait qu'elle a fait bien plus.

Quand ils sortent, Wes et Héloïse n'ont toujours pas échangé un mot. Il prend la main qui frôle la sienne, et tandis qu'elle cherche comment présenter ses excuses, il l'embrasse. Elle unit ses lèvres avec soif, il lui a manqué. Lui, il a eu très peur. Quand Nico lui a dit où Héloïse se rendrait sûrement, son sang n'a fait qu'un tour. Il baise ses joues humides et salées, jusqu'à ce qu'elle esquisse un sourire auquel il répond. Elle pousse un soupir, le calme l'envahit, elle n'a plus à dissimuler sa peur, ses doutes et ses sentiments. Elle n'a pas non plus à s'excuser. Parce que peu importe. Tout ce qui compte, c'est qu'ils soient ensemble.  

L'ÉquilibreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant