32 | Mon Emile

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Héloïse se sent prête. Les vagues lui lèchent les pieds, des petits crabes courent entre ses orteils. Elle laisse faire. Elle a confiance. Les épreuves que son île natale lui tend ne sont pas vaines. S'il faut tout affronter pour retrouver Emile, pour se retrouver elle-même, alors elle ira jusqu'au bout.

- Je n'ai plus peur de remuer le passé. De faire la part du vrai et du rêvé.

La mer lui répond. Un son profond, éternel, qui a guidé mille âmes perdues avant elle.

En remontant la plage, elle savoure les grains de sable qui crissent sous ses pieds nus. Goûte les rayons encore tièdes sur ses épaules. Elle ressent ses muscles, assouplis par l'entraînement en solitaire.

Wes qui l'attend plus haut la tire avec douceur de ce moment de communion. Le vent secoue sa chemise ouverte, se perd dans son sourire. Il l'attend. Depuis combien de temps ? Il savait qu'il la retrouverait ici, sans vouloir l'interrompre. Bien qu'épuisé de sa nuit blanche, il est heureux. Il n'a jamais été aussi satisfait de son travail.

Quand Héloïse arrive à sa hauteur, elle répond à son sourire.

- Tu diras merci à tes parents.

La veille, ils ont reçu un appel de la maman de Wes pour leur proposer de dormir à la maison : « Lyam est trop content de passer le week-end avec vous, mais ne le faites pas veiller trop tard et promettez-moi qu'il fera ses devoirs ! ».

Héloïse se sent un peu coupable d'avoir rapidement jugé les parents de Wes, ainsi que toutes les personnes qu'elle a condamné pour leur indifférence. Finalement, cette indifférence est plutôt due à l'amour pour leurs proches qu'à leur égoïsme.

Et en parlant d'amour... elle remarque les cernes de Wes, qui a dû passer la nuit à sa musique. Ils se dévisagent un moment, se retrouvent un peu changés. Est-ce le regard un peu plus assuré? Est-ce l'attitude un peu plus décontractée ?

Héloïse entreprend de fermer les boutons de la chemise malmenée par le vent, un à un, lentement. Wes sent les mains douces frôler son ventre, son nombril, son torse. La sensation l'envahit. Quand Héloïse relève ses lèvres, le regard ébène y est aimanté.

***

A peine une heure plus tard, après un petit-déjeuner familial où Lyam prend grand soin de leur raconter chaque heure de sa vie passionnante de collégien, Wes et Héloïse prennent le bus pour les Grands Fonds. En route pour la visite la plus évidente, la plus logique mais aussi la plus redoutée : les parents d'Emile.

La maison est toujours là. Plus petite que dans les souvenirs d'Héloïse, mais c'est bien là.

- Est-ce que tu es sûre qu'ils habitent encore ici ? demande Wes.

C'est vrai que la boîte aux lettres bancale, le jardin à l'abandon et les volets fermés laissent plutôt penser le contraire. Non, Héloïse n'est plus très sûre. Mais soudain, un bolide noir bondit sur elle, et elle bascule à la renverse.

- C'est son chien, c'est le chien d'Emile ! Hé mon gros, tu te rappelles de moi ?

Le chien sans nom frétille de la queue. Tandis que Wes tend la main à Héloïse pour l'aider à se relever, ils entendent le cliquètement d'un verrou.

- Qui êtes-vous, qu'est que vous fichez ici ?

La voix est agressive. L'homme doit avoir dans la cinquantaine, pas très grand et le ventre bidonnant. Pourtant, il dégage quelque chose de menaçant. Il s'avance, une main cachée derrière son dos.

Héloïse hésite. Elle n'est pas sûre de reconnaître le père d'Emile. Elle ne se rappelle pas un visage bouffi et une démarche chancelante. C'est Monsieur Blanchin, qui à la grande surprise d'Héloïse, la reconnaît :

- Héloïse ?

Les bras lui en tombent, révélant la machette qu'il cachait. Son halène empeste, les cernes vus de près sont impressionnantes.

La mère d'Emile passe la porte à son tour :

- Paul, qu'est-ce qu'il se passe, qui c'est ?

Puis, en s'adressant à Wes et Héloïse :

- Qu'est-ce que vous voulez ? Vous êtes avec les gens du bourg ?

- Calme-toi, lui retorque son mari. C'est Héloïse.

La mère déglutit. Dévisage la jeune femme métisse qu'elle reconnaît à son tour. Et avant de les faire rentrer, jette un regard méfiant aux alentours.

Elle les fait assoir à la table de la cuisine dénudée de nappe. Elle leur sert le thé dans un service en porcelaine à fleurs inconnues des tropiques. Le père lui, attrape un petit verre et une bouteille de rhum. Personne ne parle.

Héloïse reconnaît les vieilles photos de famille aux murs et les documents jaunis exposés comme des diplômes. Et le canapé défoncé, la table bancale, la poussière partout.

Elle sent contre elle le genou de Wes qui touche le sien comme pour dire « Je suis là. ». Et sur elle, le regard de la mère d'Emile, où se disputent crainte et espoir. Les yeux du père eux, semblent prêts à éclater tellement ils sont gonflés de veines rouges.

- On vient pour votre fils.

Le père se lève brutalement.

- Fils ? Mais quel fils bordel !? Vous me parlez de mon fils qui allait devenir médecin ou avocat et qui nous aurait tous rendu fiers ?

Il étend le bras, la main toujours accrochée à la bouteille. Le geste englobe plus les photos des défunts que son épouse.

- Ou bien vous parlez du clown drogué ?

- Du calme, du calme, écoutons-les, tente son épouse.

Son anxiété est palpable. Elle demande en même temps qu'Héloïse :

- Vous avez des nouvelles d'Emile ?

À l'énonciation du prénom, le père cogne son gros poing contre la table. Ne se laissant pas impressionner, Héloïse répond en premier.

- On pense qu'il est ici.

- Ah ! S'il est revenu pour nous demander de l'argent pour ses conneries, il peut aller se faire voir ! hurle l'homme ivre en postillonnant.

Wes se décale et se redresse imperceptiblement. Prêt à intervenir si l'homme devenait violent. Héloïse réfléchit comment continuer cette conversation. Si on pouvait parler à la mère seule...

C'est à ce moment que le chien entre et pose son museau sur les genoux d'Héloïse. Ce qui déclenche la fureur du père.

- Allez, dégagez ! On n'a rien à se dire ! C'est ta faute si mon Emile a mal tourné ! Et prends le chien aussi ! Un bâtard lui aussi, comme le mulâtre !

- Qui, qu'est-ce que vous voulez dire ?

- Ce boiteux de mulâtre qui traîne encore avec lui !

- Quand ? Où est-ce ...

Mais Héloïse n'a pas le temps de finir sa phrase qu'ils sont violemment jetés à la porte, le chien sur les talons.

Elle veut y retourner mais Wes l'en empêche.

- Le « mulâtre », Wes, c'est sans doute l'imprez !

L'ÉquilibreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant