36 | Destins croisés

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Ses genoux, ses coudes, son front s'écorchent à vif. A quatre pattes contre le béton usé, Emile craque. La lune est déjà haute et il ne sait plus depuis combien de temps il est là, seul, au bout du boulevard maritime. Tout au bout, là où la promenade, rongée par les marées et le vent, s'affaisse dans la mer. Un endroit comme lui, sali, battu, qui ne sert à rien, que personne ne retient et qu'on aurait mieux fait de couper tout court.

Il a joué avec l'idée de se jeter dans les vagues, a imaginé son corps entraîné par le courant et envoyé comme un petit bout de bois contre la falaise, une, deux fois, et à la troisième fois il aurait disparu. Avalé, fini, bon débarras. Un pied en avant, une caresse du vide contre la plante de son pied avancé, rien n'était plus tentant. Un pas et la douleur, la culpabilité, la honte, tout aurait disparu.

Si seulement je ne l'avais pas vue. J'aurais pu décider de ne pas croire l'imprez.

Et aussitôt il se maudit de penser ainsi. Elle est en danger et c'est de sa faute, encore. L'accident et maintenant la menace de l'imprez. Ses cris s'envolent, ses larmes s'écoulent, mais les étoiles et les algues sont les seules auditrices de sa détresse.

L'espace d'un instant, le temps d'une danse, il s'est senti fort, il avait compris le message d'Héloïse, reçu le pouvoir de sa danse-combat. Il y a quelques heures à peine ! Mais devant l'imprez, il est redevenu ce chien lâche et peureux qu'il haït. Le maître n'a même pas pris la peine de le surveiller cette nuit. Ils savent bien tous les deux qu'il ne tentera rien tant qu'Héloïse sera dans les parages. Sa seule amie et sa plus grande faiblesse.

Mais Emile n'est pas lâche. Le combat de cette nuit, il le gagne. Il resterait en enfer une éternité plutôt que d'y enfermer le seul éclat de sa jeunesse.

***

Il est cinq heures, la plage est bleue et le soleil encore suspendu sous l'horizon. Héloïse allonge ses jambes en une ligne droite dans le sable, puis ploie son buste en avant. Elle salue les vagues et les alizés. Elle se redresse, enfonce une cheville dans le sable mouillé et lance l'autre dans les airs, suivant le réveil de l'astre du jour.

Sous ces latitudes, rares sont ceux qui profitent du lever de soleil, très matinal. Ce jour-là, ils ne sont que trois. Trois enfants de l'île aux destins entrecroisés : l'acrobate qui reprend ses enchaînements quotidiens, le musicien qui écrit des nouvelles paroles et le funambule qui n'a pas fermé l'œil.

Emile s'est appliqué toute la nuit à s'abrutir de fatigue pour ne plus penser. Quand ses paupières s'alourdissaient, il se mettait à courir sur le bord humide, en se disant que peut-être il tomberait sans le faire exprès. Mais toujours, il gardait une distance prudente.

Il est presque inconscient quand il se rend sur la place où l'imprez l'attend déjà, avec des croissants. Il en vomirait s'il en avait l'énergie. Il voit bien comment l'imprez essaie de se montrer rassurant, réconfortant, même doux et paternel. Tout pour regagner sa confiance et le manipuler à nouveau.

- T'as besoin d'autre chose ? Tu peux me demander tu sais.

Emile comprend très bien l'allusion. Mais il a déjà accepté de vivre en enfer, alors à quoi bon apaiser la douleur du manque ? Sans répondre, il se met en marche et l'imprez le devance pour lui montrer leur nouveau « territoire ».

Abruti par le soleil déjà cuisant, Emile ne prête pas attention à leur direction. Il se contente de suivre en se promettant que bientôt, il en finira. Il se passe de longues minutes dont il ne garde aucun souvenir.

- ... donc fais gaffe quand t'entends la sonnerie, tu attends que la plupart des gamins sortent et ensuite tu te postes là. Mais pas trop longtemps, parce qu'après ce sont les profs qui sortent. Oh, Emile ! Tu piges ?

L'ÉquilibreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant