14 | La pénombre évaporée

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Quelques rues plus loin et deux niveaux plus bas, Jean-Marie Lespics se redresse dans la flaque gluante de son propre sang. Un coup de pied le tire des limbes d'un mauvais rêve. Un cauchemar où les convives d'un funeste festin, dépités de voir leur gibier détaler alors qu'il était assaisonné et servi, se sont rassasiés sur l'hôte. Des vociférations impatientes reprennent plus haut, étouffées par les coups de marteaux consciencieux qui labourent l'intérieur de son crâne.

Jean-Marie Lespics n'est pas n'importe qui ici. Mais il s'étouffe en voulant protester, crache caillots de sang et débris de dents. Introduit par le patron lui-même, il fournit un des meilleurs rendements, en échange duquel il a accès à un vivier d'initiés rare. C'est autre chose que la rue de Lappe où les patrons pâlissent devant Emile et où les clients n'achètent pas plus que quelques grammes à sniffer pendant la récré. Ici on se respecte, on sait reconnaître la valeur de sa marchandise et de son artiste. Alors il ne sait pas pourquoi les choses ont dégénéré ce soir, mais il va falloir retrouver les bonnes grâces du patron.

Le cerbère chargé de nettoyer les sous-sols le regarde en se demandant s'il ferait une bonne serpillère. C'est son sang après tout. Marre de récurer la crasse des autres. Il le soulève par le col en lui criant un ultimatum :

- Tu vas faire couler ton hémoglobine plus loin ou tu préfères la lécher par terre?

Le cerveau concentré sur ses parties vitales, Jean-Marie a du mal à faire sens de l'invective mais il se relève dans un élan de douleur. Il geint :

- Emile! Ma canne!

Pas de réponse. Il titube, plié en deux, sa lucidité embrumée s'éclaircissant par des flashes névralgiques. Il revoit son poulain dans l'arène, la diablesse marron se jeter sur lui, les yeux rouges et affamés de ses clients. Il trébuche sur son bâton, par chance toujours en un seul morceau et se redresse en grimaçant sur son support.

La mise en scène tragique a disparue sous la lumière crue des néons. La pénombre évaporée, le sous-sol humide se révèle moins vaste qu'il ne semblait. Pourtant Emile ne l'entend toujours pas. Mais qu'est-ce qu'il fiche...encore en train de rêver dans un coin sans doute. C'est de plus en plus souvent qu'il le surprend à rêvasser, les yeux perdus dans un rêve lointain. Et quand il sort Emile de sa torpeur, il reçoit un regard de reproche, bien trop éveillé. Il faudra veiller à y remédier.

Le maître scanne le peu qu'il y a à observer autour de lui. Seuls quelques gros bras sont encore là, balayant un jus épais vers une rigole nauséabonde. Il digère mal les informations. La soirée est finie, et Emile n'est pas là. L'ordre claque de postillons écarlates :

-Emile !

Il claudique jusqu'à la salle suivante. Il a intérêt à être là, sinon...

Au comptoir, un petit groupe claque des billets sur le bois, note les chiffres et roule les liasses. Il reconnaît le tatoué, un autre colosse à ses côtés derrière le bar, et le patron en face, frêle stature sous un chapeau de feutre brun. Ils comptent les revenus de la veille. Toujours pas d'Emile.

- Mon sac.

Il aurait préféré que le patron ne le voit pas dans cet état. Mais il ne va tout de même pas partir sans les gains de la soirée. Prendre son dû, ramasser son gagne-pain qui doit baver dans l'arrière-cour, et filer.

Le colosse lui lance un regard mauvais tandis que le patron ne frémit pas du chapeau. Le tatoué lui, laisse échapper un frisson imperceptible qui lui glace l'échine.

- Quoi ton sac? Tu te crois au vestiaire de l'opéra? crache le gros-bras, redoublant de professionnalisme devant le boss. Ou tu parles de ton sac-à-merde? Parce que ça fait un moment qu'il est parti!

La nouvelle a l'effet d'un sceau d'eau glace. Parti? Parti seul? Non, il n'en serait pas capable... alors cette teigne serait venue le chercher et m'a attaqué pour faire diversion ?

Il se redresse en colère, mais ce seul geste réveille des foyers de douleur partout dans son corps. Il prend vaguement conscience de son état. Sa chemise déchirée colle à son dos, imbibée de sang tiède. Son flanc droit à découvert est déchiqueté, la peau ne contient plus la chair qui s'échappe dans de grosses coulées visqueuses. Il plaque instinctivement la main contre la plaie, ce qui lui arrache aussitôt un cri d'agonie. Ses jambes semblent avoir été piétinées par toute une armée. Ou mâchouillées.

- On te dit qu'on n'a pas tes affaires! T'as pas un meilleur endroit où aller crever ?

- Donnez-moi mon argent! Retorque-t-il grimaçant, en désignant les billets.

Le patron a enfin un petit regard pour son partenaire commercial sous son chapeau. Il lui reconnaît un certain aplomb. Peu osent lui disputer son pactole.

Jean-Marie s'adresse maintenant au tatoué :

- T'as fait quoi de mon sac ? Je t'ai dit de fourrer l'argent et de ME le redonner en fin de soirée. Chaque samedi c'est pareil, c'est pas compliqué !

-Ouais, et bien la fin de soirée c'était il y a longtemps, alors t'avais qu'à être à l'heure.

Son collègue commence à perdre patience. Il est fatigué de la longue nuit, alors si on pouvait rapidement finir les comptes et aller dormir, ce serait bien. Alors que Jean-Marie revient de sa surprise et l'ouvre pour protester, il l'interrompt :

- Qu'est-ce qu'il y a, tu veux te plaindre ? Tu veux parler au patron peut-être ?

Des ricanements saluent cette proposition depuis l'ombre du chapeau. Jean-Marie connaît les limites. Mais il n'a pas le temps de poursuivre son chemin seul. Le gros-bras l'empoigne par les restes de chemise, l'entraîne dans les escaliers et le jette dans la cour en le saluant :

- Et vas gerber tes tripes plus loin!

Plus bas le patron en profite pour un petit aparté avec son receveur.

- Ah, Lucas... toujours ce bon cœur qui flanche... tu sais bien pourtant qu'il ne faut pas décevoir nos commerçants. Je l'aime bien ce petit pyromane, je serai triste de ne plus le revoir...

Il lui sourit avec un semblant malsain d'empathie avant de reprendre :

- J'espère que tu n'as pas fait de bêtise.

Lucas ne bronche pas. Il savait que son geste ne resterait pas impuni. Mais ça ne changera pas grand-chose. Plus rien ne peut vraiment changer pour lui. Alors que le petit pyromane... il a encore une chance. Surtout si ses amis, la belle métisse et son copain, arrivent à le retrouver.

-Non, patron.

Baisser la tête, feindre le respect et se plier aux ordres. C'est ce qui fait de lui un record de longévité, ici.

Mais ses pensées sont siennes. Il espère que sa veste est loin d'ici et à l'abri. Il y avait une carte d'identité et pas mal d'oseille dans ce sac... Il a de quoi se mettre en sécurité un moment, s'éloigner...

Quant à se refaire une vie, Lucas n'a plus assez d'espoir pour oser l'espérer, ne serait-ce que pour autrui. Un cocaïnomane qui s'en sorte, s'en sorte vraiment, il en a peu vu. Le stigmate social est bien plus persistant que l'addiction.

La violence de la chute qui suit l'impressionnant vol plané renvoie Jean-Marie dans l'inconscience. Pour combien de temps, il ne saurait dire. Il se reprend couvert de boue et de pisse, qui couvrent l'odeur du sang. Quand il revient à lui, il explose de dépit, ignorant ses blessures physiques.

Il fait jour et Emile est parti, sans doute enfui avec le sac.

L'homme n'imagine pas une seconde se contenter de ce tour du sort, ou même d'aller voir un médecin. S'il laisse filer le garçon, c'est sa force vitale qu'il abandonne. Et Emile n'a que lui. Sans lui, le pauvre gosse est seul et perdu. Parce que personne ne le connaît vraiment, comme lui le connaît. Ils ont besoin l'un de l'autre. L'impresario qui révèle l'artiste, le distributeur qui mesure la poudre, le maître qui sait tirer le meilleur de l'esclave. Oui, Jean-Marie a besoin d'Emile comme Emile a besoin de lui. Il ne le laissera pas tomber.

Emile en possession du sac, d'argent et de sa carte d'identité, pourrait aller n'importe où. Mais Jean-Marie n'a aucun doute. Emile est comme lui, il a besoin de repères.

Il se relève, et d'un pas qui laisse une traînée écarlate se dirige vers une destination certaine.

L'ÉquilibreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant