23 | Chez Mémé

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- Ma petite fille chérie ! Tu es partie depuis bien longtemps et tu me ramène un doudou !

Mémé siffle un long tchip admirateur et s'extasie :

- Le jeune homme est très beau, même !

Héloïse ne remarque pas Wes qui bafouille vainement qu'elle fait erreur, ils ne sont pas ensemble. Elle est surprise, et émue. Sa grand-mère a changé. Elle a vieilli. Les conversations au téléphone où chacun s'efforce d'être enjoué n'ont rien dit. Rien dit des frisottis blancs qui ne sont plus qu'un léger nuage vaporeux, rien dit des épaules menues qui se tournent vers la terre. Mémé qui « sera toujours là» ne tiendra pas sa promesse.

Mémé rit sans raison, heureuse de revoir sa petite-fille. Son sourire souligne l'absence de quelques dents et la profondeur des rides qui s'enfoncent dans l'inquiétude pour ceux qu'elle quittera bientôt.

Elle leur fait signe de la suivre dans sa maison aux fins murs de bois et au bruyant toit de tôle. Une case aussi désuète que ses meubles, bibelots et photos qui rappellent un autre temps. Pourtant, Mémé emploie toute l'énergie qu'il lui reste dans le présent.

- Tu te rappelles de ta cousine Coralie ?

En fait de cousine, Héloïse se souvient la fille d'un voisin qui venait lui disputer le goûter après l'école. Elles échangeaient Floup contre Ordinaire, ce soda à l'anis imbuvable selon Héloïse, délicieux selon Coralie. Cette dernière, de trois ans la cadette, se trouvait mieux chez Mémé que chez elle, et il semblerait que ce soit toujours le cas.

- Et voilà le petit chéri !

Un bébé rampe vers eux, les yeux braqués sur les nouveaux venus, le sourire laissant échapper un généreux filet de bave. Coralie le prend dans ses bras en présentant timidement son fils, Kylian. Wes et Héloïse ont la sagesse de ne pas demander qui est l'heureux papa.

- Vous restez dîner. J'allais faire bouillir quelques racines madères, mais puisque vous êtes là on va aussi réchauffer le cabri. Doudou, enchaîne-t 'elle en s'adressant à Wes, tu aimes le cabri. Coralie, ajoute-t 'elle sans attendre de réponse, tu veux bien aller chercher tonton Ambroise, il boit trop lui, il boit trop ...

Le monologue de Mémé s'estompe en marmonnements incohérents avant de reprendre un instant plus tard :

- Doudou, va avec Coralie, il est têtu le vieux, il ne veut jamais quitter son troquet... si je ne le nourrissais pas de temps en temps, le rhum trouerait son estomac. Chérie, prends le petit, viens t'asseoir là pendant que je prépare le repas, raconte-moi un peu.

Héloïse essaie d'installer l'enfant sur ses genoux. Il se cale de lui-même en s'accrochant à ses nattes. Plus Héloïse grimace, plus le bébé gazouille. Mémé parle, parle, noie la cuisine de mots. Sa litanie endort le petit et berce sa petite-fille qui prend tant de plaisir à l'écouter, avant que ces moments ne se raréfient à nouveau.

Quand Mémé adresse des questions sans interrogation sur ses amis d'enfance, Héloïse se rappelle la raison de leur visite.

- Mémé, tu te souviens de mon ami Emile ? Tu sais, celui avec qui je faisais des «pitreries », comme tu disais.

- Emile ? Ah oui, le petit blanc-péyi là... Oh, tu sais qu'il a très mal tourné.

Mal tourné ? Héloïse est effarée que sa propre grand-mère puisse manquer de compassion, elle qui héberge une petite-fille qui n'est pas sienne et son enfant.

- La famille est mauvaise même ! Elle n'arrête pas de créer des problèmes...

Mais d'où sortent ces médisances ? Elle se mord les lèvres pour ne pas manquer de respect. Après une longue inspiration, elle demande prudemment :

- Tu as des nouvelles de la famille d'Emile ?

- C'est-à-dire, on ne les voit jamais, ils se cachent Dieu sait où, on dirait qu'ils ont peur des gens du quartier. Mais par derrière, ils créent plein de problèmes, même ! Awa... ne me dis pas que tu as des mauvaises fréquentations comme ça !

Héloïse voit rouge. Le bébé se met à pleurer.

- Mémé, ce que tu dis n'est pas juste. Pourquoi critiques-tu Emile et sa famille comme ça ?

Heureusement, le petit groupe qui passe la porte les sauve de la dispute bourgeonnante. Héloïse recherche aussitôt Wes du regard. Lui aussi serait en colère. Il soutient un homme hagard qu'elle ne reconnaît plus.

Mémé se précipite sur tonton Ambroise et l'arrache aux bras de Wes pour le houspiller :

- Espèce de malpropre, vas laver ton vilain visage, là.

Coralie vient libérer Héloïse des petites griffes en lui adressant un sourire gêné. Wes s'est posté derrière elle, une main réconfortante et compréhensive sur son épaule. Ils n'ont pas besoin de s'expliquer. Tous les deux, ils connaissent la misère du ghetto avec ses laissés-pour-compte, ses jeunes qui vagabondent en drive et ses macrelles qui commèrent.

Le repas n'est animé que d'une parole. Tonton Ambroise s'endort devant son assiette, Coralie nourrit son petit, Wes et Héloïse doutent silencieusement de vouloir rester.

Mémé vire brusquement de sujet pour s'intéresser à Wes :

- Alors dis-moi doudou, tu es bien joli mais est-ce que je connais ta famille, dis voir un peu. Tu es de quel bourg et est-ce que tu as un métier. Ma petite-fille est une perle rare, même ! Je ne veux pas la voir avec un vaurien. Regardez un peu où ça nous mène. appuie-t 'elle d'un regard vers Coralie.

Si la jeune maman est blessée, elle ne le montre pas. Peut-être s'est-elle endurcie à la rudesse de la matriarche et aux commérages du quartier. Wes et Héloïse découvrent soudain combien leurs madères sont intéressantes. Et difficiles à avaler.

Wes, en sage, ne relève pas les sujets qui fâchent et répond évasivement.

En débarrassant, Mémé leur lance :

- Vous allez dormir où ?

Et répond aussitôt à sa propre question :

- Chez lui même ! Tchip ... faites attention, vous les jeunes vous ne pensez à rien.

Avant de partir, Héloïse serre fort sa grand-mère et l'embrasse sur les deux joues. Elle ne peut malgré tout pas s'empêcher de pousser un long soupir en sortant. Quelle tempête.

Wes anticipe le regard désolé d'Héloïse :

- Elle a un sacre caractère mais... ça ne doit pas être facile de porter tout ce petit monde à bout de bras. En tout cas, je trouve qu'elle a eu une bonne idée.

Il lui décoche un petit sourire facétieux :

- Ça te dit de rencontrer mes parents, doudou ?

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