33 | Traqué

4 3 1
                                    

Sales morveux.

Le sang a souillé sa canne, éclaboussé sa chemise. Et ça le fout en rogne.

Peuvent pas parler quand on leur demande gentiment, non ?

L'imprez recule devant les crachats écarlates. Il était pourtant connu dans ce quartier, avant. Plus craint que respecté, certes, mais au moins on ne lui tenait pas tête.

- Vous lui avez vendu combien ?

Un des morveux crache une dent. C'est malin, il a du mal à parler maintenant.

- Awa, ... Pas beaucoup, j'te jure.

L'imprez fiche l'embout de sa canne dans l'estomac de l'édenté. Encouragé par les gémissements, il tourne et enfonce.

- Vraiment ? Et il va le revendre où, son « pas beaucoup » ?

Les deux frères de galère hésitent. Balancer Emile équivaudrait à l'exécuter. Ils le savent bien, il ne le sera pas le premier. Et ils ne sont pas des délateurs. Ils ne sont pas toujours fiers d'eux, mais ils ont leurs limites. Mais la canne s'impatiente. Ils ont déjà encaissé pas mal de coups. Et pour quoi ? Est-ce qu'Emile en aurait encaissé autant pour eux ? Et après tout, qui le regrettera ?

- Place victoire. C'est pas notre territoire.

L'imprez assène un dernier coup avant de partir, il a une réputation à reconstruire.

***

Emile est satisfait de sa nuit. Les petits caïds de Mortenol ont été de bon conseil. Place de la Victoire, une fois le soleil couché, acheteurs et vendeurs peuvent se reconnaître tout en restant cachés. Les éclats lumineux des briquets font briller les yeux rouges et les billets. Il y a tant d'yeux rouges.

Emile se demande pourquoi ils ne rentrent pas chez eux. Peut-être ont-ils été mis à la porte par leurs proches. Peut-être sont-t 'ils partis d'eux-mêmes. Comme moi. C'est ce qui m'attend ?

Sur ses gardes, il ne s'attarde sur la question. Car la faible lueur révèle aussi bien les agents que les dealers. Si la police met la main sur lui, il peut compter 5 ou 10 ans derrière les barreaux. Si le gang le trouve en premier, aucune circonstance atténuante ne vaudra. Une nouvelle vague de sueur froide le submerge et il se remet à se gratter les bras nerveusement. La peau déjà éclatée se colore de plus belle.

Pour reprendre le dessus, il compte. 60, 80,120,150 euros. S'il revend autant les prochains soirs, dans à peine une semaine, il sera loin.

Et après, plus jamais. PLUS JAMAIS ! Je changerai de nom, je changerai de vie. Plus de came, plus d'imprez. Plus d'Héloïse non plus.

Depuis qu'il a aperçu Héloïse en compagnie de son vieux professeur, en voiture, il redouble de hâte. Tout plutôt que de revoir la déception dans ses yeux. Ou pire, de l'entraîner dans son sillage de violence et de désespoir.

Elle me cherche et se perd. Me faire oublier, partir ... en sachant que je la laisse heureuse derrière moi. Ça me suffirait. Laissez-moi faire ça, juste ça.

Les paupières closes, il prie pour que son vœu se réalise.

Quand il rouvre les yeux, il y a de la lumière et du monde autour de lui. Il a dû s'endormir. C'est une tout autre compagnie que celle de la nuit. Il y a des badauds, des touristes, des enfants. Certains blaguent, d'autres râlent, d'autres encore baillent. Mais personne n'a l'air perdu. Ça fait longtemps qu'Emile ne sait plus comment être comme ça. Simplement fatigué de la journée, content de se balader ou détendu.

Il s'approche. Se demande ce qu'il va ressentir en se frottant à eux. Il éprouve la curiosité des plus jeunes. Le mépris des plus accomplis. Un peu d'hostilité. Surtout de l'indifférence, et de l'incompréhension. Il est parfois dévisagé d'un regard noir ou perplexe. Le plus souvent, les yeux l'évitent.

L'attention de la foule est soudain captée par le grondement d'un tambour. Puis ensorcelée par une voix grave, si chaude qu'on a envie de s'y blottir, de s'y baigner. Tout le monde s'approche.

Les spectateurs électrisés s'animent, quelque chose d'ancien se réveille au plus profond d'eux. Certains lancent des « An nou ay ! », d'autres commencent à se trémousser. Un large cercle se forme autour du musicien.

Emile croit rêver quand il voit son amie apparaître au centre. Solaire, Héloïse danse et sourit. Elle rit, telle qu'il se souvenait d'elle. Il sait bien que ce n'est qu'une hallucination, mais il ne cherche pas à balayer l'image. Il voit sa sœur et le joueur de ka complices, forts, évidemment amoureux. Invincibles. Si seulement c'était vrai. Je pourrai partir serein.

L'aboiement d'un chien le tire de son rêve éveillé. Le chien jappe et saute devant les figures de l'acrobate, ce qui fait beaucoup rire le public.

Emile ne comprend pas. L'hallucination persiste, le musicien amoureux est toujours là, et Héloïse aussi. Mais c'est mon chien !

Emile s'approche de son compagnon, le regard humide glisse sur lui, la truffe frémit, curieuse. Emile regrette de ne jamais lui avoir donné de nom. S'il pouvait l'appeler, son chien se rappellerai de lui ! Mais son odeur, pourquoi ne suffit-elle pas ? Le chien se détourne et s'en va.

Emile se renifle à son tour. Il empeste. Ce n'est pas son odeur. Bien sûr, il pue l'essence à cause de la marchandise. Mais dominant cette odeur, de lourds effluves de tabac l'enserrent. Emile n'a jamais fumé, en tout cas, pas des cigarillos, et le temps qu'il réalise, des bras l'attrapent et l'enserrent.

L'ÉquilibreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant