Chapitre 20

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Ryelk est déjà avec Mme Raskova dans son bureau. La pièce est très grande, tout en gris avec une grande baie vitrée au fond. Ryelk est installé sur un des sièges face à la directrice. Elle a le visage serré, ses lèvres sont pincées. Sa rigueur et sa rigidité transparaissent dans son allure, ses vêtements et même dans sa coupe de cheveux, aucune mèche n'ose s'échapper de son chignon.

- Bien, je suis contente que vous ayez pu nous rejoindre, Mme Volkodlak. Asseyez-vous. Nous avons déjà discuté de la situation avec votre professeur qui est au courant de votre nature, n'est-ce pas ?

- Oui, il a compris ce qu'il se passait avant moi.

- Bon, je ne vais pas passer par quatre chemins, je ne peux rien faire pour arrêter les étudiants de parler. Mais je peux vous assurer que nous avons une tolérance zéro pour la discrimination donc vos professeurs ne tiendront pas rigueur de votre nature dans leurs notations.

- Merci.

- Je vous encourage à rester parmi nous. Vous ferez face à des difficultés tout au long de votre vie, mais nous sommes là pour vous aider à passer celle-ci. Est-ce que vos parents sont au courant de la situation ?

- Elles savent que je suis métamorphe, mais pas que tout le monde le sait aussi. Elles voulaient que j'arrête mes études, Mr Banerkin a réussi à les convaincre autrement. Si elles l'apprennent, je n'aurais pas le choix que de devoir quitter l'université.

- Ryelk me l'a mentionné, je suis heureuse qu'il l'ait fait. La décision d'en parler à vos mères vous revient. Si vous avez besoin d'appui, vous pouvez compter sur moi. Et je veux que vous le sachiez, si vous décidez d'arrêter vos études pour cette année, une place vous sera réservée pour l'année prochaine.

- Merci.

Ce que m'explique Mme Raskova me rassure un peu, cela me donne des solutions de secours si jamais j'en ai besoin. Ryelk ne prononce pas un mot, il n'est pas aussi taciturne d'habitude.

- Est-ce que vous savez s'ils savent seulement pour moi ou pour Mr Banerkin aussi ?

- Personne n'est venu dans mon bureau pour Ryelk, malheureusement j'ai eu quelques élèves qui ont demandé votre renvoi.

- C'est déjà ça, dis-je un peu rassurée.

Peu importe ce qu'il m'arrive, au moins je n'entraîne personne dans ma chute.

- Je suis passé par là donc je vais vous aider du mieux que je peux, dit Ryelk en s'adressant à moi.

Je hoche la tête, les jours à venir vont être compliqués. J'ai envie de courir loin, d'oublier cette histoire et de tout laisser derrière moi.

- -

Les jours passent, je ne dors plus dans les résidences, je n'y retourne que pour prendre une douche et attraper des vêtements propres. Les mots doux qui atterrissent sur mon bureau continuent, mais ils ne s'arrêtent plus à quelques mots sur un papier. Certains ne prennent plus la peine d'écrire et me balancent directement le fond de leur pensée à la figure. J'ai de la chance si je ne me fais pas bousculer au moins une fois dans une journée. Je ne peux même plus étudier à la bibliothèque. La règle du silence n'empêche pas les insultes de fuser. Avec Mircea, rien ne s'est arrangé, cela n'a pas empiré non plus puisque nous ne nous sommes pas adressé la parole depuis que je l'ai confronté.

Cela fait trois semaines que mon secret est dévoilé, celui de Ryelk ne l'est toujours pas, cette seule pensée me permet de tenir sans craquer. Nous nous voyons plus en dehors des cours et de la réunion avec mes mères, elles ne savent toujours rien et c'est tant mieux. Je n'ai que le souvenir des lèvres de Ryelk sur mon corps, nous n'osons même plus nous embrasser nulle part. Nous nous tenons le plus possible à l'écart l'un de l'autre, la proximité est douloureuse et dangereuse, nous ne voulons pas risquer de laisser notre animalité prendre le dessus. Je me suis surprise plus d'une fois à rêvasser pendant mon cours de connexité pratique. Dans ces rêves éveillés, je me jette sur mon professeur sous le regard surpris et choqué des autres étudiants. A ce moment-là, plus rien ne compte d'autre que ses caresses, je sais que si ce rêve devenait réalité, nous ne pourrions pas retenir cette pulsion animale malgré ce public non consentant.

- -

Je suis assise seule tout au fond de la classe ce jeudi matin en cours de philosophie des légendes quand j'aperçois une fumée noire qui s'élève dans la forêt. C'est quand elle devient de plus en plus noire et menaçante que je commence à m'inquiéter. Quand le cours est fini, je sors dehors le plus vite possible. Ryelk m'avait prévenu, quand on est métamorphe, le lien à la nature est plus profond, on partage tout ce qu'elle ressent. C'est en partie ce qui rend la connexité plus simple pour nous. A l'orée de la forêt, la fumée est encore plus impressionnante, elle monte à des dizaines de mètres vers les nuages. Je suis face au sapin courbé, je m'enfonce dans les bois tout droit en suivant l'odeur de bois brûlé. Plus je m'approche, plus l'odeur est piquante. Quelques personnes s'aventurent avec moi sur le chemin. L'émanation de cendre chaude est de plus en plus prenante, au loin les alarmes des pompiers retentissent. Puis j'arrive sur l'épicentre du brasier, c'est notre cabane qui brûle. Il ne reste presque plus rien, quelques poutres restent debout dans un combat perdu d'avance contre les flammes dévorantes. Mes jambes ne peuvent plus avancer, j'observe impuissante ce spectacle effroyable. Ce sont mes souvenirs avec Ryelk qui partent en fumée. Je n'ai pas besoin d'attendre le verdict des pompiers pour savoir que ce feu est intentionnel. Quelqu'un a dû me voir traverser la forêt, m'a suivi et a décidé de brûler le seul endroit où je pouvais avoir un peu de répit. Ma gorge se noue et je ne peux retenir mes larmes. Les moqueries, les insultes, les bousculades, je peux l'endurer, mais les attaques contre ce qui touche à Ryelk de près ou de loin, je ne peux pas le supporter. Une colère folle prend possession de moi, les yeux embués, je ne vois presque rien. Je me retrouve à courir sur quatre pattes, le souffle coupé, le plus loin possible sans m'arrêter. Une rage ordonne à mon corps d'avancer, je ne peux pas me retourner, je veux oublier cette scène effroyable que seule ma condition animale peut faire.

Je cours depuis plusieurs heures, il fait nuit maintenant. La lune est ronde et la forêt est paisible, mais je peux encore sentir la cendre froide malgré les kilomètres qui me séparent du tas de bois brûlé qui a été un lieu si bon et rassurant. La fatigue me fait ralentir, je ne peux plus avancer alors je vais passer la nuit ici. Je ne sais pas où je suis exactement, mais cela est le dernier de mes soucis. Les branches d'un buisson se mettent à bouger à côté de moi, je sursaute à peine quand je reconnais l'odeur particulière de Ryelk.

- Tu es difficile à rattraper, dit-il en redevenant lui-même.

- Je ne cherchais pas à me laisser attraper.

Il s'approche tout doucement comme pour ne pas effrayer une bête sauvage, ses bras se tendent et viennent encercler mes épaules me pressant fermement contre lui. Je fonds en larmes, toute la colère et la douleur coulent le long de son cou. Je sens sa joue mouillée contre ma tempe. Nous ne prononçons plus un seul mot, versant nos chagrins l'un sur l'autre. Doucement, mes lèvres trouvent les siennes, ce contact physique entre nous est ce qui me ramène à mon humanité et nous faisons l'amour sous le regard bienveillant de la lune.

- -

Le réveil est douloureux, le sol froid et rugueux est jonché d'épines de sapin. Nous avons dormi l'un contre l'autre sous notre forme animale, la truffe plongée dans la fourrure noire et chaude de Ryelk, je ne veux pas me réveiller, je veux rester plus longtemps dans cette torpeur. Gentiment, il me donne quelques coups de langue puis se métamorphose.

- Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? demande-t-il.

- Je ne sais pas.

Je voudrais pouvoir rentrer à l'université la tête haute, mais les vrais sauvages ne sont pas ceux qu'on croit. Je n'ai rien à me reprocher et je ne veux pas les laisser gagner. Ils ne peuvent pas m'arracher à mes rêves d'étudiante, mais je n'ai pas la force de les affronter. Je veux rester ici, juste quelques moments de plus, rien que quelques minutes, avant de retrouver l'agressivité de la peur des autres contre ce qu'ils ne connaissent pas.

- Je vais en parler à mes parents.

- Elles vont te ramener en Pismigérie.

- Sûrement, ou peut-être pas.

- Je voudrais faire quelque chose pour toi, mais je ne sais pas comment t'aider.

- Tu m'as déjà tellement aidé, si tu n'avais pas été là, je n'ose pas imaginer ce qui se serait passé.

A l'heure où nous rentrons à l'université, le cours d'histoire de la magie a déjà bien commencé, mais je n'y vais pas. J'ai besoin d'un peu de répit et de calme avant de téléphoner à mes mères.

MétamorphesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant