Chapitre Premier

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Quartier de la Fosse, Porte-Bleue, été 1215.

Ce soir la lune était absente du théâtre céleste et le ciel nocturne, fâché d'être privé de sa déesse, offrait sa sombre figure à la vue du monde, laissant de temps à autre échapper quelques grondements lointains et ruisseler ses larmes sur les malheureux spectateurs terrestres.

Depuis le parterre, ce qui était un râle, une plainte divine, apparaissait aux yeux des hommes si petits et si peu savant des trames célestes, comme la plus terrifiante des menaces. C'était une nuit qui inspirait la peur, une nuit pendant laquelle les athées les plus convaincus se surprenaient à envisager quelques présences invisibles et à croire aux plus sombres présages.

À cette heure tardive, les rues étroites de la Fosse, chichement éclairées par les rares lampadaires publics, étaient parfaitement vides et tout semblait absolument calme.

Les derniers passants avaient déserté, après qu'eurent résonné à dix reprises les colosses d'acier de l'hôtel de quartier, rapidement imités par leurs lointains homologues qu'on entendait en sourdine à chaque entre tintements, pour peu que le ciel orageux daigne leur laisser la parole.

À Porte-Bleue, si dans nombre de quartiers les dix coups du soir ne servaient qu'à indiquer l'heure, dans certains autres, comme ici, à la Fosse, cette décade sonnante était un avertissement incitant les honnêtes gens à s'en retourner rapidement chez eux. Pour les autres, retardataires ou ignorants et bien... que les dieux leur viennent en aide, car à partir de cette heure, les rues devenaient le domaine des bandits, truands et autres coupe-jarrets qui se muaient silencieusement le long des pavés et se tenaient cachés dans l'ombre des alcôves et des ruelles sans fond, pour y accomplir leurs sombres besognes.

Il est, à ce propos, un dicton qui circule parmi les résidents de la Fosse et qui dit : dix heures passées, la peau trouée.

Pourtant, ce soir, malgré les risques, malgré l'obscurité, malgré la pleine conscience du danger, un homme, coiffé d'un large chapeau et calfeutré dans un long manteau, parcourait les rues d'un pas rapide, cherchant à faire le moins de bruit possible et à éviter soigneusement le rayonnement des lampadaires qui pourrait trahir sa furtive présence. Sa figure était impossible à distinguer, mais, à la façon dont il prenait ses précautions à chaque pas qu'il faisait, il était aisé de deviner que cet homme était extrêmement anxieux, pour ne pas dire mort de peur.

Après deux bonnes heures à déambuler d'une rue à l'autre, allant perpétuellement de détour en détour pour demeurer dans l'ombre ou contourner des individus louches, l'homme avait presque atteint sa destination, la rue des Ablettes. Il allait bientôt la rejoindre par la rue des Blanchets, qu'il remontait alors, lorsqu'il vit soudain deux hommes s'en venir à contresens par le croisement même qu'il cherchait à rejoindre. Leur passage, sous le lampadaire suspendu, lui dévoila les armes pendant à leur ceinture.

Impossible pour lui de revenir sur ses pas, car il avait déjà laissé quelques autres menaces dans son dos.

Se sentant piégé, il se plaqua contre le mur le plus proche et se tint immobile, pétri de peur. Les hommes se rapprochaient, son cœur battait à se rompre, comme si sa dernière heure approchait en même temps que ceux dont il se cachait.

Lorsqu'ils arrivèrent à son niveau, trop occupés à discuter et riant fortement de leur conversation, les deux hommes passèrent devant lui sans même le voir.

Dès qu'ils furent suffisamment loin, il put se détendre, reprendre son souffle et calmer ses tremblements.

Arrivé au bout de la rue, avant de passer le croisement, il inspecta chaque direction pour être bien certain qu'il n'y avait personne d'autre. Puis, en ultime précaution, il grimpa gauchement sur la bâtisse à l'angle, en s'aidant d'une dague pour se hisser à la hauteur du lampadaire suspendu.

Le Cœur, la Foi et le Fer 🏆 (Roman)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant