Sale gosse !

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« Bradycardie* en salle 4 ! »

Mon cœur manqua un battement. Je jetai ma blouse sur une chaise et enfilai mon calot* à la hâte. Trois petits coups frappés nerveusement sur la porte pour informer de mon imparable intrusion et me voici face au couple de futurs néo-parents.

La pièce était baignée de la faible et unique lumière du scialytique*. Mes yeux mirent quelques millisecondes à s'accoutumer à la pénombre mais mes oreilles captèrent instantanément le son alarmant du monitoring : 90 battements par minutes grand max. Bien trop peu pour un nouveau-né.

Ma collègue sage-femme essayait de positionner la maman différemment : sur le dos, sur le côté gauche, sur le côté droit... Mais le rythme cardiaque fœtal demeura inchangé.

Je me présentai rapidement au couple tout en posant une main sur le ventre : pas de contraction utérine trop forte. Mon regard se posa sur les constantes de la patiente : pas de baisse de tension ni autre anomalie, et surtout, une fréquence cardiaque maternelle différente de celle que l'on continuait d'entendre.

« Est-ce que je peux vous examiner ?, demandais-je sans perdre de temps mais en tentant de rester la plus douce possible. »

La future mère acquiesça silencieusement. Elle échangea un regard inquiet avec son conjoint qui désormais ne lui lâchait plus la main.

Ma collègue maïeuticienne expliqua alors calmement qu'il nous fallait voir si bébé était presque là et s'il avait bien positionné sa tête car son cœur ralentissait.

« Malheureusement il reste encore du col tout autour de sa tête, complétai-je en retirant délicatement mes doigts.

Mon attention se porta à nouveau sur l'enregistrement fœtal qui restait dangereusement bas.

- Et votre bébé ne récupère pas un rythme cardiaque correct, soulignai-je. »

Ma collègue compris le message. Elle passa discrètement la porte pour prévenir le reste de l'équipe. La sanction était tombée : il fallait faire une césarienne en urgence. J'informai au même instant le couple de la situation, du mieux que possible, sans brutalité mais avec une certaine urgence. Le père blêmit. La mère laissa quelques larmes silencieuses dévaler ses joues. Ils nous faisaient confiance.

Très rapidement l'intimité de la pièce fut chamboulée par l'arrivée des intervenants indispensables. Chacun avait son rôle. Bien que chaque césarienne en urgence soit très exclusive, le manège des équipes demeure inchangé, protocolaire et incroyablement efficace. L'anesthésiste réinjecta dans la péridurale pour assurer une analgésie suffisante. L'infirmière démêla les tuyaux de perfusion et libéra le module pousse-seringue*. L'aide-soignant amena le brancard du bloc parallèlement au lit.

Je profitai de ce moment pour avertir mon chef de garde. Quelques mots clés suffisaient. Il arrivait.

Une minute plus tard, nous étions tous réunis dans la fraîcheur de la salle d'intervention.

Le petit ventre rebondi avait pris la teinte orangée de la Bétadine et le reste de la nudité était à présent couvert par les champs stériles*. Le conjoint avait pris place à la tête de sa femme. L'ensemble des instruments étaient méticuleusement alignés sur la table d'opération. Je testai une dernière fois l'efficience de la péridurale en pinçant la peau. Pas de réaction. Feu vert pour moi.

En à peine deux minutes de temps la tête de l'enfant fit notre rencontre. Le reste de son petit corps suivit rapidement et gagna les mains habiles de la sage-femme. Pas de bruit. Mon cœur tambourinait douloureusement contre mes côtes. Ma main tremblante débuta la suture, immédiatement après la délivrance*.

« Allez petit chat, on fait un effort ! murmura ma collègue en rose en frottant vivement le dos du nouveau-né.

Elle offrait un contraste surprenant : des gestes sûrs et vifs mais une voix toujours posée et mélodieuse.

- Putain...souffla tout bas mon chef sans se déconcentrer du champ opératoire.

- Il ne crie pas, constata la mère dont la panique faisait danser de plus en plus rapidement l'abdomen.

Une main invisible entoura ma gorge. Avais-je été trop lente ? Pourtant le liquide amniotique était clair, il n'y avait pas d'anomalie de cordon, pas de problème de placenta...

Ma suture utérine se terminait. Un silence pesant flottait autour de l'assemblée.

- Laissez-lui le temps d'atterrir à ce petit bonhomme répondit avec une infinie délicatesse ma collègue.

Un petit bruit mouillé accompagna ces réconfortantes paroles. Mais rien ne suivit.

- Je vais l'emmener simplement quelques minutes pour lui dégager le nez Madame. Il a un peu bu la tasse.

La maïeuticienne disparut précipitamment, nous laissant seuls avec les futurs parents. Mon chef fronça les sourcils. Mécaniquement nous poursuivîmes la chirurgie. La mère éclata en sanglots. Je ne pouvais pas la voir, cachés par cette barrière textile que formait le champ stérile, mais sa détresse me heurtait de plein fouet.

- Ne vous inquiétez pas nous allons très rapidement avoir des nouvelles de votre bébé. Essayez de respirer le plus doucement possible. Voilà c'est très bien...

L'infirmière anesthésiste avait pris le relais auprès des parents.

Nous avions terminé nos dernières vérifications avant de débuter la fermeture. Lorsque brusquement un hurlement bienvenu s'invita dans la salle. Les larmes de la mère redoublèrent d'intensité mêlées à un rire nerveux.

- Regardez qui revient vous voir ! annonça la sage-femme en passant directement du côté des parents. »

Ces derniers reprirent enfin leur souffle, noyant l'enfant sous un flot d'exclamations. La crainte avait fait place à l'admiration. Un frisson de soulagement escalada mon échine. Je sentis un petit pied frôler mon coude au travers du champ. L'ensemble de l'équipe semblait s'animer à nouveau, plaisantant avec le couple, commentant les traits du nourrisson, s'amusant de tout et de rien...

Assez vite, nous achevâmes la suture cutanée. Les draps de bloc tombèrent et nous accueillîmes la nouvelle famille d'un sincère « Félicitations ». La mère gloussa en retour, pressant un peu plus son fils contre sa joue rougie et humide.

Quelques minutes plus tard, mon chef et moi retournions vers la salle de naissance en nous délestant de nos pyjamas chirurgicaux. Mon supérieur me scruta du coin de l'œil, le visage fourbu.

Je souris simplement en retour en haussant les épaules.

Comme souvent en obstétrique, nous avions expérimenté l'ascenseur émotionnel. Nous n'en connaissions toujours pas la véritable raison. Mais tout le monde se portait bien. Et c'était le principal.

Mon chef leva un sourcil perplexe sans détacher son regard. Puis il secoua vivement la tête et poussa les portes battantes.

« Sale gosse !, l'entendis-je gronder. »

***

Lexique du chapitre :

Bradycardie : fréquence cardiaque anormalement basse et de façon prolongée.

Calot : coiffe en tissus ou papier jetable, utilisé principalement en chirurgie mais aussi pour tout geste nécessitant un minimum d'asepsie. En salle de naissance vous aurez le plaisir de nous rencontrer vêtus des calots les plus colorés et originaux possibles :) ! J'en ai une sacrée collection à présent !

Scialytique : Lumière ronde et éblouissante que vous voyez dans toutes les séries médicales, suspendue au dessus de la tête des patients et chirurgiens.

Module pousse-seringue : machine contant une grosse seringue remplie du médicament souhaité, qui est mécaniquement réglée pour pousser le piston avec un rythme calibré. Cela permet de délivrer une molécule de façon lente et prolongée, tout en modifiant le débit si nécessaire.

Champs : désigne les draps stérile délimitant la zone opératoire. Est également le nom donné aux grosses compresses de bloc

Délivrance : désigne le phénomène de décollement du placenta. Une patiente est délivrée lorsque le placenta est expulsé.

Petites tribulations d'une gynécologueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant