Soyons confraternels

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Hippocrate écrivait dans son serment :

« Je mettrai mon maître de médecine au même rang que les auteurs de mes jours, je partagerai avec lui mon savoir et, le cas échéant, je pourvoirai à ses besoins (...). Je ferai part de mes préceptes, des leçons orales et du reste de l'enseignement à mes fils, à ceux de mon maître et aux disciples liés par engagement et un serment suivant la loi médicale, mais à nul autre. » (Traduction par Émile Littré du serment d'origine).

J'ai beau parcourir l'intégralité du serment, je ne trouve pas plus de traces de la confraternité médicale. Il semblerait que le concept soit plus récent...et surtout à géométrie variable !

L'Ordre des médecins quant à lui légifère en ce sens :

« Les médecins doivent entretenir entre eux des rapports de bonne confraternité. Un médecin qui a un différend avec un confrère doit rechercher une conciliation, au besoin par l'intermédiaire du conseil départemental de l'ordre. Les médecins se doivent assistance dans l'adversité. » (Article 36 du Code de Déontologie Médicale).

Soit, mais il en va des médecins comme de toutes les professions : certains sont (très) mauvais. Il en existe même des potentiellement dangereux pour leurs patients. Est-ce que la confraternité implique de les couvrir coûte que coûte ? Où se situe la frontière entre confraternité, hypocrisie et corporatisme? Pas de problème je veux bien écrire « Cher confrère » en haut de mes courriers, mais comment gérer ceux qui sont plus « C.. » que « frères » ? Et en pratique, je fais quoi dans ces situations qui me donnent l'impression d'être un funambule au-dessus d'un précipice, tiraillée entre confraternité et non-assistance à personne en danger ?

La confraternité peut s'avérer utile dans le sens où elle me contraint à prendre du recul, ne pas juger trop vite. Si une patiente me rapporte des pratiques étranges ou des propos déplacés de la part d'un confrère n'ayant jamais fait parler de lui auparavant, ma confraternité me permet de ne pas prendre parti de façon précipité. J'essaierai avant tout de démêler le vrai du faux. La présomption d'innocence est un principe de précaution indispensable. Surtout de nos jours où les patients procéduraux se font de plus en plus nombreux.

Pourtant, on a tous eu ces patients mythomanes lorsque nous étions étudiants !

Vous savez M. Batavia, ce type de 50 ans qui vous répétait 3 fois qu'il n'avait aucune maladie, et qui à la visite professorale énuméra les 2 anti-hypertenseurs, l'anticoagulant et les doses d'insulines qu'il ingurgitait quotidiennement.

Vous savez Mme Laitue, cette quadragénaire peu loquace, aux jambes couvertes de télangiectasies et au visage érythémateux, qui vous assure qu'elle a une rosacée* et qu'elle ne boit qu'occasionnellement, aux fêtes. Alors que plus tard vous découvrez au scanner que son foie ressemble à un vieux chou-fleur au milieu duquel a élu domicile un cancer.

Vous savez M. Roquette, qui vous avait promis de se rendre à la consultation de cardiologie négociée par vos soins à grand renfort de prostitution téléphonique, et qui n'ira jamais prétextant ne pas avoir trouvé le temps...

Et j'en passe des salades !

***

Parfois rester confraternel est aussi le seul moyen de ne pas totalement piétiner la relation de confiance entre le médecin et le patient. Je m'explique : il peut arriver que le courant ne passe pas du tout et que l'on vienne vous voir parce que votre prédécesseur n'inspirait pas positivement. En pratique je me dis que certaines de mes patientes ont dû aller voir ailleurs, prendre un 2e avis. Elles ne m'appartiennent pas, elles en ont le droit. Je me trompe parfois. Et certaines choses dépassent mes compétences aussi. Si une patiente vient me voir en disant que son ancien gynécologue est nul, je ne vais pas en rajouter et casser un peu plus de sucre sur son dos. J'essaierai simplement de comprendre ce qui a fait défaut pour rétablir un rapport entre nous propice à la guérison.

***

En revanche, il faut s'avouer que la confraternité est parfois un prétexte pour taire des situations inacceptables ! Lorsque j'étais interne j'ai rencontré un « Professeur » connu dans tout l'établissement pour sa grande capacité à générer de la complication. Dr Banane ou plutôt professeur Banane (comme quoi ce titre peut être gracieusement offert à n'importe quel âne), avait même été interdit de gardes. C'est pour dire son potentiel de dangerosité ! Et puis, comme par magie, la direction de service avait changé, et il avait d'un coup de baguette été réhabilité sur la liste de gardes. Je ne pourrais même pas vous rapporter le quart des fautes que je l'ai vu commettre sur mes 6 mois de stage ! Ce type est le scandale personnalisé, l'illustration de l'incompétence chirurgicale, la manifestation parfaite d'un égo puant surdimensionné et nocif.

Dr Banane endommageait un organe, c'était parce que la maladie était complexe.

Dr Banane mettait 7h à réaliser une intervention qui en prend 3 en début de carrière, c'était la faute du matériel ou de l'interne, voire les deux.

Dr Banane perdait les aiguilles de suture dans les ventres, alors on avait pris le parti de ne plus donner le fil de fermeture cutanée avant le compte des aiguilles dans ses blocs opératoires. Et le scope* était toujours planté devant sa salle (pour une éventuelle radiographie du ventre à la recherche de l'aiguille dans une botte de foin).

Dr Banane dévascularisait un colon par ignorance anatomique, sectionnait un vaisseau noble chez une jeune femme de 20 ans conduisant à l'inévitable pontage, faisait des plaies à des endroits improbables... mais il trouvait toujours le moyen de dire à la patiente qui lui avait sauvé la vie.

Dr Banane illustrait ce qu'il ne fallait pas faire tant au niveau obstétrical que chirurgical, et certains accouchements sur ses nuits de garde finissaient très mal. Mais évidemment il ne venait jamais au staff matinal lorsque quelque chose de grave s'était produit.

« Je n'ai jamais vu ça ! » était la phrase que nous entendions constamment de la bouche de ses collègues et malheureusement complices.

Mais alors pourquoi taire ses agissements ? Quelle est véritablement la plus-value de ce mec dans un service ? Pourquoi ne rien dire à l'Ordre ? Peut-on laisser les accidents se multiplier et fermer les yeux, tout en posant sur nos lèvres le bâillon « confraternité » ?

Ainsi la confraternité est un principe obscur que je trouve difficilement applicable dès lors qu'elle met mon honnêteté en porte-à-faux. Alors oui il m'arrive de donner mon avis sur d'autres médecins. Pardon mais mon titre de docteur ne m'ôte pas mes opinions.

Je confierai éternellement mes patientes aux soins de quelqu'un ayant toute ma confiance. J'éloignerai tant que faire se peut, mes patientes des sales pates des Dr Bananes.

N'était-ce pas cela la fin du Serment en définitive ?


***

Lexique du chapitre

* télangiectasies et visage érythémateux : stigmates de consommation éthylique chronique. La rosacée est une pathologie cutanée (également appelée couperose) qui donne un faciès rosé au patient par vasodilatation...rien à voir avec l'alcool !

*scope : appareil de radiographie qui sert normalement au bloc opératoire pour repérer du matériel opaque posé comme les prothèses ou les clous/vis chirurgicaux

Petites tribulations d'une gynécologueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant