Lâcher prise

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Il n'est pas toujours chose aisée que de se défaire de ses idéaux de soignant. Cela survient le plus souvent au décours d'une situation douloureuse qui nous amène au déplaisant constat : nous ne sommes pas maîtres de tout.

J'étais jeune semestre (3e pour être exacte). Je fis connaissance au cours de la garde d'un charmant couple consultant pour diminution des mouvements du fœtus. C'était leur 3e futur enfant et le terme était prévu dans 10 jours. Ils ne cessaient de s'excuser d'être venus pour si peu mais ils ne cachaient pas leur inquiétude. La sage-femme qui les avait accueilli m'appela rapidement parce qu'elle « ne voyait pas bien le cœur à l'échographie ».

On apprend rapidement en gynécologie à lire entre les lignes de ce message lorsque l'on est interne :

« C'est très probablement une mort fœtale in utero*, j'ai besoin de toi ».

A mesure que j'étalais le gel sur le ventre rebondi, je sentais tous les yeux se poser sur l'écran de l'échographe. Je savais très bien ce que j'allais trouver...ou plutôt ne pas trouver. Je confirmai mentalement le diagnostic assez vite. Je m'efforçai alors de poser un masque sur mes traits tout en stoppant mon examen. J'aperçus la sage-femme se décomposer, son regard croisa le mien, et me fit vaciller. Alors le plus progressivement possible, avec douceur, j'expliquais au couple pourquoi le bébé ne bougeait plus.

Les proches extérieurs au milieu vous poussent trop vite sur un piédestal, soulignant votre altruisme et la pénibilité de votre labeur. Par conséquent il est difficile de prendre conscience de son impuissance, qui plus est avec cette étiquette quasi messianique que l'on vous attribue. C'est dans ces moments de paradoxe où velléité de soignant se heurte à impossibilité de soin, qu'il nous faut reconsidérer notre rôle.

Après avoir organisé la suite avec mon chef, je fuis quelques instants les urgences par l'une des portes de secours. A peine dehors j'aspirai goulument de grandes bouffées d'oxygène. C'était la première fois que je l'annonçais. Leur peine étonnamment calme contrastait avec la tempête qui faisait rage en moi. Je me sentais si inutile...

En réalité c'était faux. Simplement pour le comprendre, il me fallait faire le deuil du soignant magicien. Lâcher prise ne signifie pas abandonner pour autant. Je l'ai appris avec le temps. Je l'expérimente encore jour après jour. Ce jour-là, je ne pouvais évidemment pas remonter le temps. Néanmoins j'avais la possibilité d'accompagner ce couple, d'être présente sans en devenir encombrante, d'expliquer la suite et d'aider à son bon déroulement. Lâcher prise pour me recentrer sur eux.

***

Autre histoire, plus récente, celle de Mme Pois. J'étais jeune chef et l'on me confie la prise en charge de cette petite grand-mère en pleine vacances de Noël (il faut dire que les chirurgiens ne se bousculaient pas dans le service à cette période de l'année). Quel beau cadeau !

Mme Pois était une patiente difficile à gérer. Prise en charge dans le service pour un cancer utérin, elle avait totalement disparu durant 3 années, échappant au passage aux traitements complémentaires recommandés. Et donc 3 années plus tard, ce qui devait arriver, finit par se faire : Mme Pois avait une récidive de son cancer. Elle qui avait tourné le dos aux hôpitaux pendant 3 ans, dissimulée sous une cape de mépris, ne pouvait faire autrement : elle avait mal. Les différentes consultations et étapes de prise en charge furent très difficiles. Son fils unique était très présent. Ils avaient tous les deux perdu le père et mari ainsi que la sœur-fille ainée. Mais alors que le fils s'accrochait désespérément au moindre espoir comme à une bouée de sauvetage, la mère se faisait à l'idée de partir à son tour. Pourtant la maladie était curable. Il fallait refaire une chirurgie et compléter par de la chimiothérapie, mais la maladie était curable. Finalement Mme Pois céda sous les assauts répétés de son fils, qui lui promettait mainte et mainte voyages au décours. Une carotte pour qu'elle accepte les soins.

La veille de son intervention néanmoins Mme Pois me demanda de ne pas réaliser de résection digestive. Elle n'annulait pas son bloc, cependant elle me fit promettre qu'elle ne se réveillerait pas avec une poche*. J'étais totalement bloquée. Elle me demandait ainsi tacitement de ne pas la guérir si cela impliquait un inconfort fonctionnel temporaire.

Evidement une fois dans le ventre il apparut rapidement que retirer la maladie implique une résection digestive partielle. J'appelai donc son fils (personne de confiance et unique proche) et nous restâmes un moment au téléphone à discuter du mieux pour Mme Pois. Pas de ce que NOUS nous ferions mais de ce que ELLE aurait choisi. Je dus m'arrêter là, laissant cette foutue maladie bien au chaud au même endroit. C'était la première fois que je stoppais mon geste pour des directives anticipées. J'en eu mal au cœur. Cela provoqua quelques larmes amers et coups de poing rageurs sur les murs du vestiaire. Nous fûmes si proches de la guérison, nous l'avions caressée du bout du bistouri...

Lâcher prise c'est aussi savoir prendre du recul, délaisser certains fantasmes de réparation, éviter la culpabilité excessive, et sans pour autant s'empêtrer dans un fatalisme toxique du genre:

« j'aurais pu faire autrement ».

Mme pois, n'avait pas envie de se battre aussi férocement que son fils ou moi. Et si elle accueillait à bras ouverts et sereinement la Faucheuse, qui étais-je pour m'interposer ? Lâcher prise c'est écouter l'autre, c'est aussi tout simplement s'écouter.

***

Lexique du chapitre

* mort fœtale in utero : cela s'apparente en réalité à la mort subite du nourrisson mais avant la naissance. Les causes sont variables (infections, problème vasculaire, anomalie cardiaque) mais malheureusement pas toujours retrouvées.

* poche : entendez par là, dérivation des selles à la peau. C'est-à-dire stomie. J'utilise volontairement ses mots à elle car ils reflètent toute la cruauté de la condition à ses yeux. Quelque chose de déshumanisée en quelques sortes.

Petites tribulations d'une gynécologueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant