Manël jette un coup d'œil à Youssef au loin pour s'assurer qu'il ne nous regarde pas et elle allume une cigarette. J'observe la palestinienne fumer sa Marlboro rouge et elle me fait un signe de tête.
- Tu veux tirer? - T'es folle, pas ici.
Elle ricane et hausse les épaules. Elle ne comprendra jamais ce que je ressens, cette pression que ma famille exerce sur moi. J'ai toujours l'impression d'avoir leur regard et leur jugement sur moi, peu importe où je suis et ce que je fais. J'étouffe, je ne me sentirai probablement jamais libre.
J'inhale malgré moi la fumée qu'elle recrache et je dois avouer que ça ne me dérange pas. J'ai toujours apprécié l'odeur de la cigarette et la fumée, contrairement à une bonne partie des gens.
- Tu viens avec moi sur Paris demain? me demande Manël. - Ouais, pourquoi? - Je veux aller me faire tatouer, dit-elle tout sourire.
Ma meilleure amie a déjà un tatouage, un serpent sur l'avant-bras gauche. Je l'avais d'ailleurs déjà accompagnée chez le tatoueur à l'époque, seulement quelques mois après notre rencontre.
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- Tu vas faire quoi comme tatouage? demandai-je de manière intéressée. - Médusa entre les seins.
Mon cœur se serre lorsque je me rappelle de la raison de ce tatouage. Je dépose un baiser sur la joue de Manël et elle me fait un sourire.
- J'ai pas envie de me définir par ce qui m'est arrivé mais c'est un peu ça qui m'a forgée, je mène constamment une bataille intérieure depuis mes 14 ans... dit-elle avec une voix tremblante. - J'suis fière de toi.
Je ne sais pas quoi dire de plus alors je me contente de poser ma tête sur son épaule. Elle embrasse mon front et écrase sa cigarette par terre.
- On y va? Je vais demander à Youssef s'il est d'accord de nous prêter sa voiture demain. - Bonne chance pour qu'il accepte, dis-je en riant.
Ma meilleure amie me fait un clin d'œil et elle se lève du banc sur lequel on était assises une bonne partie de l'après-midi. On va donc vers mon frère qui est posé sur des escaliers avec ses potes, à quelques mètres de nous.
Une fois qu'on arrive à leur hauteur, une dizaine de paire d'yeux se posent sur nous et je croise le regard de Sami qui le baisse sur ses pieds directement après. Il a peur de Youssef, il ne m'adressera donc plus jamais la parole.
Le seul qui n'a pas peur de me dévisager est ce clochard de Tarik, avec son éternel sourire en coin.
Manël salue les gars et je fais de même. Ils nous répondent et Youssef nous toise.
- Youssef, on a une demande à te faire... annonce Manël. - Quoi? - T'es d'accord de nous prêter ta voiture pour qu'on aille sur Paris demain?
Youssef lève les yeux au ciel et il fait signe à Manël de le suivre un peu plus loin donc ils s'éloignent pour discuter. Je souffle et je reste là à côté de ces mecs qui n'osent pas m'adresser la parole — ou ne veulent pas le faire. La moitié d'entre eux fument donc ils ne me prêtent pas vraiment attention.
- Elle le mène à la baguette ta pote hein, me dit Karim en riant.
Je pouffe et je hausse les épaules. Les gars rient en silence.
- On va voir ça tout de suite.
Les deux tourtereaux reviennent et je comprends au sourire de la brune que Karim avait raison.
- Putain elle va me rendre ouf c'te meuf... marmonne Youssef pendant qu'on s'éloigne d'eux.
Manël et moi rentrons à la maison et elle me confirme qu'on peut aller à Paris demain.
- Le seul compromis c'est qu'il vient avec nous... me dit-elle. - Chez le tatoueur? demandai-je étonnée. Sinon allez-y les deux, ça me dérange pas. J'vais pas tenir la chandelle! - Mais non! Laisse-moi finir meuf! dit-elle en riant. Il vient avec un pote à lui sur Paris, nous on va chez le tatoueur et eux vont traîner sur Paris. - D'accord, ça me va. - Et dis plus des trucs comme ça toi! Si on est les 3, c'est lui qui tient la chandelle, pas toi...
Elle m'attrape et me fait un bisou baveux sur la joue. Je rigole et la repousse gentiment.
Elle est mignonne mais je sais que c'est faux. Ils ne le font pas vraiment exprès mais ils se sautent dessus dès qu'ils sont ensemble.
* * *
Je dépose les assiettes sur la table et je sers tout le monde avant de m'assoir entre Nabil et Manël.
Depuis que nos parents sont partis en Iran avec Zara il y a 2 jours, Youssef se permet d'inviter ses potes à la maison dès qu'il en a l'occasion et il me demande de cuisiner pour eux.
Malheureusement pour moi, j'aime bien cuisiner alors je ne peux refuser sa demande. Heureusement pour eux, la cuisine perse est exquise.
- Franchement merci Emna, tu gères de ouf! me dit Sami.
Je souris et je prends une bouchée de riz pour goûter ce que j'ai fait. Cela n'égalera jamais les plats de ma mère mais je dois avouer que c'est très bon — sans aucune humilité.
- Les gars faut que j'vous parle d'un truc... commence Youssef sérieusement. - Vas-y, lui dit Nabil. - Ça concerne ma sœur. Vous avez vu, vous êtes mes reufs! On est tous ensemble, vous lui parlez, y a pas de soucis. Mais quand je suis pas là, je veux pas que vous lui adressiez la parole! Un peu de respect franchement. Vous lui passez le Salam et c'est tout. Ma sœur c'est mon trésor, ce que j'ai de plus précieux alors tenez-vous éloignés d'elle!
Il a parlé sur un ton calme, posé. Je le trouve assagi. J'aurais presque envie de m'énerver parce qu'il n'a pas à décider de qui peut m'adresser la parole ou non, mais sa dernière phrase me fait tellement du baume au cœur que j'en oublie le reste. Il n'est pas du genre à faire des déclarations alors ça me fait plaisir, même si je ne vais pas le montrer.
- Pas de problème mon reuf, on respecte, lui dit Sami. Puis tu sais qu'aucun de nous a de mauvaises intentions envers elle, même si on lui parle parfois.
Les autres acquiescent chacun leur tour et Youssef semble soulagé. Je ne dis rien et je me contente de manger. Manël me fait un clin d'œil et elle sourit tout en mangeant.
Je sais que même s'il l'énerve parfois, elle aime le côté protecteur et contrôlant de mon frère.
Après qu'on ait terminé de manger, je débarrasse la table et on va tous se poser dans le salon. On passe une soirée décontractée qui me fait beaucoup de bien. Peut-être est-ce l'absence de Tarik qui me fait me sentir bien, en sécurité. Sa présence est anxiogène pour moi: son visage me rappelle sans arrêt ce soir-là et les cauchemars/angoisses qui ont suivi, tous les soirs suivants. Je n'ai pu en parler à personne car j'avais trop peur qu'il s'en prenne à moi ou à mes proches. Le savoir constamment dans mon entourage immédiat est extrêmement frustrant. Il est si présent que j'ai l'impression qu'il est devenu mon ombre.