16 MARS 2015
Je m'allume une clope et je recompte les billets qu'on a récoltés dans la soirée. C'est une soirée assez tranquille, autant dans les ventes que dans cette cage d'escalier. Tarik est silencieux ce soir, on dirait qu'il refuse de me parler et de me regarder.
Je ne le calcule pas énormément non plus. Je n'ai pas envie de me prendre la tête avec lui, il a ses phases où il refuse de parler et je respecte ça.
- C'est bizarre de se dire que c'est bientôt fini tout ça, avouais-je.
Il relève la tête vers moi et fronce un sourcil, peu impressionné par ce que je dis. Il est en train d'effriter sa beuh et il s'arrête pour m'écouter.
- C'est quoi « tout ça »?
- Bah... la vente, Corbeil, toi et moi...
Il ricane et hausse les épaules.
- On savait que ça durerait pas éternellement, non?
- Ouais mais ça fait bizarre.
Il hoche la tête et continue son activité. Je ne sais pas pourquoi il est si froid sur ce sujet.
- Tu vas te remettre avec Rina quand je vais partir? demandais-je tristement.
Il semble étonné par ma question.
- Non, je pense pas. On a fait notre temps elle et moi.
Je hoche la tête et je range les billets que j'ai terminé de compter.
- Tu sais, j'pense que tu devrais songer à te marier. T'approches la trentaine quand même, si tu veux une famille faudrait pas tarder.
Il rit de bon cœur et se pince les lèvres.
- C'est toi qui me donne des conseils?
- Ouais, dis-je en souriant. Tu devrais trouver une fille bien, tu le mérites.
Il me fixe longuement, son regard est si intense qu'il me retourne le ventre. Je ne sais pas à quoi il pense mais je sais à quoi je pense. Il avale sa salive et il sourit.
- Ouais.
La facilité qu'on a à parler de sujets pareils alors qu'il refusait de m'adresser la parole il y a quelques minutes à peine me fascine.
On entend du bruit dans l'escalier donc on se retourne, pensant que c'est Nabil comme d'habitude. Sauf qu'il est plus discret d'habitude...
Je lâche un soupir d'étonnement quand je vois Youssef arriver, plus énervé que jamais. On se lève tous les deux et Tarik se met instinctivement devant moi.
- C'est donc vrai, crache mon frère. Ma sœur vend la mort et c'est mon pote qui la fait vendre!
- C'est moi qui suis venue le voir pour lui demander! dis-je immédiatement. Il a rien fait.
- Il aurait dû refuser! T'as pas honte? T'es mon pote et non seulement tu baises ma petite sœur mais en plus de ça tu la fais vendre? hurle-t-il.
Youssef met un poing dans le visage de Tarik et je m'interpose entre eux mais le maghrébin me repousse, vert de rage. Il a l'air prêt à défoncer mon frère.
- Elle est assez grande pour savoir ce qu'elle fait ta sœur! Elle est venue me demander de vendre parce qu'elle avait besoin d'argent, je pouvais pas refuser.
- Besoin d'argent pour quoi? Emna, t'utilises cet argent pour quoi? Dis-moi! hurle-t-il.
- Tu sais bien pourquoi Youssef, dis-je tristement.
Il me regarde avec dégoût et tristesse.
- C'est pas mon problème, je l'ai pas forcée. C'est elle qui est venue vers moi.
- Tu comprends pas pourquoi elle fait ça, lui dit Youssef plus calmement.
- Je crois que je le comprends mieux que toi, répond Tarik.
Youssef se passe une main sur le visage et je jure qu'il est à deux doigts de pleurer. Je sais que je le déçois mais je ne peux plus vivre en fonction de lui et de nos parents. Je dois vivre pour moi et pour atteindre mon but, je ferais n'importe quoi. Même vendre de la drogue.
- J'suis désolée Youssef, j'en pouvais plus de rester dans ma chambre avec ma vie en stand by. Surtout quand on me parle de mariage arrangé!
Il secoue la tête et me fait signe de me taire.
- Après ce qui est arrivé à Manël, j'ai décidé de vendre pour nous sortir d'ici. Je voulais qu'on parte à Milan les deux. Elle a changé ses plans, moi pas.
- Tais-toi! Assez! hurle-t-il.
- T'as fait pareil avant de te poser, tu peux rien me dire. C'est temporaire.
- Ferme ta gueule Emna. Avance, on rentre à la maison. Je dirai rien aux parents si t'arrête tout.
Je lance un regard à Tarik et il hoche la tête, sa main posée sur sa joue droite endommagée par le poing de mon frère. Je sais que la fin risque d'arriver plus tôt que prévu...
Youssef m'attrape par le bras et il me tire pour que je le suive dans l'escalier, il me lâche quand il voit que je ne résiste plus.
Je suis donc mon frère jusqu'à notre appartement et le trajet se fait dans une ambiance pesante. Il me fait une leçon de morale tout le long et j'en ai ras-le-bol!
- Youssef, promets-moi un truc, l'interrompais-je.
- Quoi? répond-il agacé.
- Tu ne touches pas à Tarik. Tu le laisses tranquille.
- Emna, tu peux pas me demander des trucs comme ça. Regarde ce qu'il a fait, il m'a trahi! Il me regarde comme si je lui demandais la lune.
- Je sais que ça te blesse parce que c'est ton pote et que tu refuses d'entendre ça mais il m'a fait énormément de bien. Je marque une pause. On a beaucoup parlé depuis qu'on se fréquente et il m'a ouvert les yeux sur plein de choses. Il a réussi à apaiser certaines de mes douleurs.
Il se tait et il m'écoute attentivement.
- Tu vas penser qu'au fait qu'il ait posé ses mains sur moi mais cette relation m'a fait beaucoup de bien. Alors tu devrais plutôt être content que ton pote ait pris soin de ta sœur.
Il pouffe de rire et secoue la tête.
- Il a fait ça dans mon dos, comment tu veux que je sois content?
- Regarde comment t'as réagi quand il a essayé de t'en parler! lui rappelais-je.
- C'est pas pour rien que je lui avais interdit de t'approcher, je t'ai dit pourquoi.
Je soupire et je marche tête baissée.
- Tu peux plus m'interdire de le voir Youss'. Faudra t'y faire.
- T'es ma sœur Emna, tu peux pas me dire ça. Je veux le meilleur pour toi et je vais m'assurer que tu l'aies.
Je lui fais un sourire.
- T'inquiète pas, je fais tout ce que je peux pour obtenir le meilleur.
