Chapitre 2

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Allée des Soupirs

La tranquillité, ça n'a pas de prix. Je crois que les humains ont un sérieux problème. Je suis une impasse. Qu'est-ce qu'ils ne comprennent pas là-dedans ? Pourquoi s'obstinent-ils à m'emprunter ? J'en arrive parfois à croire que les humains adorent l'idée de n'aller nulle part. À mon avis, ils vouent un culte aux impasses. Cela expliquerait pourquoi ils sont si nombreux à me déranger.

Ce matin, il y avait deux parasites. Le premier, je ne pouvais pas lui reprocher d'être là, il habite la maison aux volets marrons, alors je l'ai souvent sur les côtes. Il porte toujours un costume-cravate – sauf le dimanche – ; il perd ses clefs à peu près deux fois par an – ce qui l'oblige à m'arpenter pendant des heures. Evidemment comme il a la vue aussi fine qu'un escargot, il finit toujours par courir chercher le double chez sa voisine – je vais finir par faire une indigestion de clefs si ça continue. Je vous passe les miettes dont il m'inonde chaque fois qu'il achète une baguette, car monsieur est trop pressé pour attendre et croit que je peux tout à fait faire office de nappe. Ce n'est pas tant les miettes qui m'indisposent que la flopée de pigeons qui s'ensuit. Il n'y a rien de pire que les pigeons. Ils roucoulent comme des trompettes, vous piétinent sans une once de respect et vous laissent toujours le visage barbouillé de fientes.

J'en frisonne chaque fois que je vois un humain avec de la nourriture en main. Si vous voulez mon avis, on devrait ajouter un panneau « Interdiction de manger » en-dessous du panneau « Impasse ». Mais bon, ça ne servirait probablement à rien, puisque les humains se fichent éperdument des panneaux.

Donc ce jour-là, en plus de l'abruti qui nourrit les pigeons malgré lui, il y avait une adolescente. D'habitude, les adolescentes se déplacent toujours en groupe. J'ai supposé que c'était la première du troupeau et ça m'a mis en rogne évidemment.

Les jeunes filles, c'est tout aussi redoutable que les pigeons. Si je devais déterminer le pire entre une armée de pigeons et une grappe d'adolescentes, j'aurais bien du mal à trancher. Les jeunes filles, ça glousse tout autant que des volatiles, ça vous écrase à coups de talons et ça vous couvre de mégots et de chewing-gums rose bonbon. À tout bien réfléchir, j'ai une légère préférence pour les pigeons.

Contre toute attente, celle-là était vraiment seule avec son ombre. Je l'ai compris à la façon dont elle accélérait le pas. Elle n'attendait personne ; elle allait rejoindre quelqu'un. J'ai supposé qu'elle allait rentrer dans l'une des six maisons qui bordent mes flancs, ce qui aurait pardonné son intrusion. J'ai tenté de deviner devant quelle porte elle allait s'immobiliser. J'ai espéré que ce soit celle de madame Petrochski qui me démaquille toujours tellement bien lorsque le fleuve sort de son lit et laisse des trainées de boues sur mon visage ou quand l'automne m'asphyxie de feuilles mortes. Madame Petrochski est une sainte. Elle déblaye toujours devant sa porte. Si tout le monde prenait soin de moi comme elle le fait, j'aurais fière allure. Elle aurait bien mérité qu'on lui rende visite. Malheureusement la jeune fille a poursuivi son chemin, disparaissant aussi vite qu'un fantôme de pissenlit aspiré par le vent.

Elle n'a laissé aucune trace de son passage.

Peut-être que toutes les jeunes filles ne sont pas si exécrables après tout.


La fille au pas désenchantéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant